PIRATES

Le prisonnier de la Lanterne, Jacques

Le soleil naissant de ce 5 juillet 1754 trace un trait de lumière sur le dallage de la cellule.
Prisonnier de La Lanterne, tour fortifiée des remparts de la Rochelle, Henri de la Bondrée attend la mort.
Le tribunal de la cité devant lequel il a comparu, quelques jours auparavant, a rapidement statué sur son sort.
La sentence pour crime de piraterie était connue d’avance : la pendaison jusqu’à ce que la mort s’ensuive.

Capitaine du « Busard», il avait perdu son dernier combat entrainant dans sa chute l’ensemble de l’équipage. Ceux qui n’avaient pas péri lors de la bataille étaient, comme lui, emprisonnés et condamnés à être pendus.
Il entendait encore les cris haineux de la foule, à la sortie du tribunal : « La hart ! Ils méritent la hart ! Pendons-les haut et court !»
La Bondrée savait ce que voulait dire cette formule : pendu « haut » pour être bien vu de la populace et « court » pour économiser la corde.

Son équipage s’entassait dans les prisons de la Lanterne.
Le tribunal avait ordonné l’exécution de cinq d’entre eux, chaque jour, au lever du soleil. Leur capitaine devait mourir en dernier après avoir vu chacun de ses matelots passer de vie à trépas.

De la fenêtre, Henri avait vue sur la potence, dressée au pied des murs d’enceinte, sur l’esplanade Saint-Jean-d’Acre.
Au loin, les tours de la Chaine et Saint-Nicolas, gardiennes de l’entrée du port, se dressaient dans le ciel rose.
Son bateau à demi-brûlé et démâté était ancré dans le Vieux-Port. Les haubans arrachés et les voiles déchirées racontaient sa défaite.

Le regard tourné vers le ciel, Henri laissa ses pensées prendre le large.

Plus d’un siècle auparavant, un de ses lointains aïeux accompagna Samuel de Champlain, dans ses voyages vers le Nouveau Monde. Natifs tous deux de Brouage, place forte au cœur de l’ancienne mer de Broue, ils découvrirent des terres lointaines et fondèrent la Nouvelle France.
La légende familiale veut que son aïeul donna le nom de Bondrée à l’un des lacs proches de Québec. Plusieurs générations plus tard, le jeune Henri avait, lui, choisi une autre voie. Comme beaucoup de marins inemployés à la fin des guerres, le corsaire était devenu pirate.

 

Pour un homme comme lui, expérimenté dans la capture et le pillage des navires, la piraterie était la seule alternative à la famine.
Certes, sa vie serait courte mais intense, riche de combats et de camaraderie, source de richesses et de découverte d’horizons lointains.

Son caractère bien trempé, sa bravoure au combat, sa connaissance parfaite de la navigation en temps de guerre, mais surtout son sens de l’équité lui avaient permis d’être choisi par l’équipage pour remplacer leur vieux capitaine, mort, la tête emportée par un boulet de canon.

Henri de la Bondrée, aventurier redoutable dont le patronyme évoquait ce rapace proche de la buse, surgissait de nulle part et fondait sur ses proies, sans leur laisser la moindre chance de salut.
Les frères de la côte le surnommèrent alors le « Busard ».
Il baptisa ainsi son Brick, rapide voilier à deux mats. Sur le plus haut des deux flottait son pavillon : un rapace rouge, les serres plantées dans un crâne blanc, se détachait sur un fond noir.
Sur l’océan Atlantique, entre eaux de France et côtes d’Afrique, la seule évocation de son surnom terrifiait les marchands.

Le bruit d’un gobelet en étain, tombant de la table sur le sol, ramena Henri dans sa prison. Son compagnon d’infortune l’avait laissé échapper.

On l’appelait « Petite Soif ». Les marins le nommaient ainsi sans connaître son nom véritable. Peut-être était-ce simplement dû à sa petite taille et son habitude de traîner dans les tavernes. Pourtant, Petite Soif appréciait peu la compagnie des matelots qui avalaient pinte sur pinte de bière, dans les bouges des ports de France ou d’ailleurs.

Petite Soif faisait partie de l’équipage du « Busard » depuis sa rencontre avec Henri à la taverne du « Perroquet vert », un mastroquet de la côte normande, où comme souvent, une bagarre avait éclaté entre matelots.
Fortement imbibé de rhum au jus de tabac, un marin s’approcha trop près de « l’aimable Nanette » une drôlesse, coiffée d’un tricorne, vêtue d’une tunique rouge au décolleté profond, pistolet et sabre à la ceinture. Alors que Nanette dégainait son sabre, son compagnon de table, plus rapide, balafrait la joue de l’importun qui retourna s’asseoir, ivre de rhum et de colère.

Henri de la Bondrée se présenta à eux.
Il recherchait de nouvelles recrues pour ses projets de chasse au butin. Il leur assurait de manger à leur faim, boire tout leur soûl mais surtout il garantissait un partage équitable de leurs prises. Nanette et Petite Soif se regardèrent. La proposition était honnête, même si l’aventure ne l’était pas. Mais entre honnête famine et scélérate abondance, le choix fut rapide. Ils acceptèrent le « contrat de chasse-partie », le Code des Pirates.

 

Henri mena de rudes batailles. Surprise, rapidité, terreur garantissaient sa victoire sur les navires marchands.

Les flibustiers choisissaient un navire isolé, séparé d’un convoi par le mauvais temps. Lors de l’abordage, les terribles assaillants hurlaient et vociféraient. Les uns s’armaient de tromblons, d’autres agitaient avec fracas sabre et coutelas. Leur cruauté, réelle ou supposée, terrifiait les marins et soldats ennemis qui se rendaient le plus souvent sans combattre.
Le capitaine avait gagné tous ses combats. Le prix à payer était parfois douloureux.
Ainsi, au cours d’un abordage contre un galion portugais à l’équipage plus aguerri, la jeune Nanette avait perdu la vie. Petite Soif avait perdu son œil gauche.

Liés par les épreuves, Henri et Petite Soif ne se quittaient plus.
Petite Soif n’avait jamais prononcé un mot, mais ces deux-là n’avaient pas besoin de mots pour se comprendre. Etendu sur sa paillasse, il observait de son unique œil bleu son capitaine qui marchait de long en large.
Le Busard avait une totale confiance en lui. Petite Soif ne l’avait-il pas, à plusieurs reprises, lors de leurs courses sur l’océan, averti de la tempête qui menaçait comme s’il était doté d’un sens que les autres membres de l’équipage n’avaient pas.

Quelques jours auparavant, le bourreau avait exécuté « La Ficelle », le maitre d’équipage ainsi qu’un jeune gabier, un moucheur et deux canonniers.
La Ficelle était âgé d’une trentaine d’années et naviguait à ses côtés depuis toujours. Il devait son surnom à sa silhouette fine et sa musculature sèche.
Finir sa vie au bout d’une corde quand on s’appelle la Ficelle… Quelle ironie du sort qui aurait fait rire ces forbans à pleine gorge, dans une auberge du bout du monde, autour d’une vieille bouteille de ratafia, une boucanière sur chaque genou, leurs mains se perdant dans des corsages généreusement délacés.

A la Lanterne, les matins étaient passés.

Les dépouilles des derniers suppliciés pendaient au gibet, exposés aux vents et aux corbeaux.

Son rendez-vous avec la mort était pour le lendemain.

Henri de la Bondrée se souvenait.

II avait choisi comme repaire pour son bateau, pour lui et ses hommes, une île de l’archipel Vert, au large des côtes africaines : l’ile volcanique de Santo Antao.
La baie, au pied des montagnes, les protégerait des alizés et des bateaux de passage.
La musique du vent, la couleur de la mer, le goût salé des embruns emplissaient la cellule.
Il avait tant aimé ces îles lointaines peuplées de femmes magnifiques au regard d’ambre.
Sur ce paradis terrestre, des pirates du « Busard » avaient parfois fondé une famille.
Désormais, seuls des veuves et des orphelins attendraient en vain leur retour.

 

Dans une chaleur moite, les murs de pierre pleuraient.

Henri restait désormais seul dans cette sinistre geôle avec son dernier compagnon.
La mort, il la connaissait bien. Il ne la craignait pas. Il semblait l’avoir apprivoisée.
Elle faisait partie de lui-même. Elle lui appartenait.
D’ailleurs, ne l’avait-il pas, maintes fois, donnée généreusement à ses adversaires.

L’attente lui était insupportable. Il aurait préféré en finir au plus vite.

Demain, il passera la tête dans le cercle de corde. II sentira la corde froide et rugueuse sur son cou. Le bourreau serrera le nœud coulant. Bien sûr, il refusera la cagoule proposée pour voir, une dernière fois, le ciel de l’Aunis. Il ressentira les vibrations du tambour au creux du ventre, puis le silence viendra avant l’ouverture de la trappe et la chute.
Il ressentira une vive douleur à la gorge. Il n’entendra pas le bruit sec des vertèbres qui se cassent. Le voile noir de l’éternité passera devant ses yeux. Enfin, il trouvera la paix.

Henri tire la chaise pour s’asseoir à la table. II sort un morceau de tissu de la poche de sa redingote brodée. Privé de papier, il n’avait eu d’autre choix que de déchirer un pan de sa chemise blanche à jabot.
Depuis quelques jours déjà, il avait commencé à écrire un message.
Appliqué, il aligne des signes et des symboles énigmatiques indiquant l’emplacement de ses trésors cachés, fruits de tant d’années de rapines et de pillages.

Il s’apprêtait à poursuivre son écrit quand le geôlier poussa la porte apportant le repas.
Henri met précipitamment la main à sa poche.
Les deux écuelles jetées à demi sur la table contiennent un fade ragoût. Deux morceaux de pain rassis et verdâtre accompagnent une chopine d’un vin aigre.

La Bondrée grimace.
Ni lui, ni son camarade de misère n’ont faim.
Petite Soif, silencieux sur sa paillasse, griffe le mur. Henri le regarde, amusé.
D’autres avant lui, pour ceux qui savaient écrire, avaient laissé leur nom dans la pierre tendre, une date, ou une marque pour tout signe de leur passage, comme pour ne pas disparaître tout à fait

Le Busard reprend place à la table.
Il extirpe de sa poche le linge qu’il déplie délicatement.

Curieux, Petite Soif se permet de venir lire par dessus son épaule. Henri ne réagit pas. Un rictus passe sur les lèvres du Busard. Sur ce rectangle de tissu, il achève d’écrire, dans un alphabet connu de lui seul, un message, à première vue, incompréhensible.

 

A l’aube de ce 6 juillet 1754, un moine se présente à la porte du cachot.
Henri, d’un hochement de tête, accepte qu’il entre.
Il sait que l’homme de Dieu ne peut rien pour sauver son âme noire. L’Enfer lui est promis.
Mais Petite Soif a une âme simple que quelques mots peuvent réconforter.

Désormais, il est prêt.

Le geôlier désigne Henri du doigt et lui ordonne de le suivre, sans prêter la moindre attention à l’autre occupant de la cellule.

Petite Soif regarde son Capitaine s’éloigner vers l’éternité sans comprendre pourquoi, cette fois-ci, il ne l’accompagne pas.

***

Le lendemain, un officier de la Marine royale fait son tour d’inspection de la Lanterne.

– Nous voilà enfin libérés de toute cette vermine, pense-t-il.

Arrivé devant la dernière cellule, celle d’Henri de la Bondrée, il entend un bruit de métal qui le surprend. Il pousse la porte. Un point bleu perce la pénombre. Un chat borgne au poil gris jouant avec un verre en étain le fixe.

 Il interroge du regard le geôlier à ses côtés.

– Oh lui..? c’est le chat du Busard… il s’appelle « Petite Soif », lui répond le gardien.

Le félin menaçant s’arc-boute, le poil hérissé.

– Jetez-moi ça dehors, dit-il au geôlier. Qu’il aille se chercher un autre maître !

Le geôlier fait mine de donner un coup de pied à l’animal qui s’échappe.

– Allez, va te faire pendre ailleurs !, dit-il sans agressivité au félin.

 

Personne ne remarqua le lacet autour du cou de Petite Soif duquel pendait un morceau de tissu blanc roulé sur lui-même. Ce même tissu sur lequel le Busard avait rédigé un message crypté se terminant, en langage clair, par ces seuls mots : « mes trésors à qui saura comprendre »

FIN

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