plage

Benji, François Romain

Ce matin-là, Benji se sentait bizarre en préparant son matériel avant de se rendre sur plage de la Grande Côte.

Même son labrador, Bolduc, d’un naturel habituellement plutôt facétieux, avait perçu chez son maître, cette humeur particulière et observait une réserve prudente.

Le jeune chien se contentait donc d’observer Benji de loin, tout au plus, lui apporta-t-il dans sa gueule sa gamelle et sa vieille couverture que l’artiste distrait allait oublier.

Bolduc, Labrador couleur chocolat âgé de 3 ans, se réjouissait de l’accompagner, même s’il lui faudrait patienter quelques heures sur sa vieille couverture, le temps que son maître réalise son œuvre.

Pendant une courte période d’apprentissage, le chiot avait fait quelques bêtises, en tentant de croquer au vol le drone qu’utilisait Benji pour filmer ses réalisations ou encore, sans doute pour ajouter sa touche personnelle à l’œuvre de son maître, en allant faire ses besoins au beau milieu de celle-ci.

A présent, Bolduc se tenait sage et savait se rendre utile : iI gardait gentiment à distance ses congénères pour que Benji puisse travailler tranquille. Il joignait ainsi l’utile à l’agréable car Bolduc aimait beaucoup la compagnie des autres chiens. II n’y avait qu’avec les gold retrievers que les rapports étaient un peu froids. Il faut dire que cette race de chiens avait quasiment colonisé le pays royannais. Peut-être aussi Bolduc, avec son poil raide et plutôt court, était-il un peu jaloux de la belle toison claire de ses cousins.

Les préparatifs furent rapides car I’équipement de graphisme proprement dit était plutôt simple : un râteau étroit à quatre dents, un autre râteau beaucoup plus large à 10 dents, une corde de trente mètres pour tracer des courbes parfaites.

En fait, c’était le drone équipé d’une camera qui nécessitait le plus de soins, mais cela faisait dix ans que Benji exerçait son art et cette partie plus délicate des préparatifs relevait d’une routine à présent bien établie

Il créait sur les plages de Charente Maritime mais aussi ailleurs, des décors à grande échelle, tracés dans le sable, ce que certains appelaient du « beach art ».

Ses graphes s’inspiraient de sources très diverses, leurs motifs étant parfois géométriques, parfois constitués de courbes végétales ou florales, tantôt figuratifs, tifs, tantôt abstraits ou accompagnés de brefs messages.

Parfois aussi, les œuvres présentaient un caractère ludique comme par exemple de très grands labyrinthes à thème, comme il en avait récemment réalisé un sur le thème du cinéma à Saint Palais.

Généralement tracés à marée basse, les décors bientôt effacés par la marée montante, étaient par nature éphémères. Mais il y avait heureusement le drone pour les filmer ou les photographier, conservant de magnifiques images qui avaient permis d’établir la réputation de Benji.

L’installation du matériel dans le pick-up s’opérait par des gestes mécaniques qui ne sollicitaient pas beaucoup l’attention de l’artiste.

Son esprit était encore tout embrumé du rêve de la nuit dernière, dont il ne gardait qu’un souvenir confus, si ce n’est qu’il avait sans doute encore rêvé l’accident de voiture au cours duquel il avait perdu ses parents et son petit frère de 8 ans.

II avait à présent trente ans, doté d’un physique plutôt séduisant entretenu par la pratique du surf, il n’était jamais en peine de compagnie féminine, car, comme le chantait Brel, il faut bien que le corps exulte…

 Mais la perte de sa famille avait laissé des séquelles affectives et ses jolies conquêtes, se succédaient sans qu’il ne s’y attache jamais.

C’est donc l’esprit un peu confus que Benji partit ce matin-là pour créer une nouvelle œuvre sur la base du dessin qu’il avait préparé la veille en se souvenant du motif floral d’une broche ancienne que portait autrefois sa mère. Au moins ce matin ne serait-il pas en panne d’inspiration et n’éprouverait-il pas la fameuse angoisse de la plage blanche.

Arrivé vers huit heures sur la plage de la Grande Côte de St Palais, du côté des blockhaus encore à sec, il apprécia la chaleur du soleil déjà assez haut et vérifia qu’aucun obstacle ne s’opposait à son projet.

En particulier, il s’assura de l’absence de ses pires ennemis : les chevaux et leurs cavaliers qui pouvaient en quelques secondes détruire l’œuvre qu’il avait mis trois à quatre heures à réaliser. Là encore, Bolduc ne manquerait pas d’intervenir s’il le fallait pour défendre le territoire provisoirement occupé par son maître.

Les conditions étaient idéales, il faisait très beau, et même chaud, avec peu de vent et le petit coefficient de marée permettait à Benji de prendre son temps, aussi bien pour réaliser le dessin que pour en prendre des vues aériennes avec le drone.

En premier lieu, il commença par se déchausser car c’est pieds nus qu’il pouvait mesurer le degré d’humidité du sable qui était sa toile de fond.

Il y avait aussi le plaisir sensuel du contact direct avec la matière si douce sous les pieds, les petites vaguelettes de sable épousant parfaitement le creux de la voute plantaire.

Tout simplement, marcher pieds nus sur le sable encore humide de la plage lui faisait du bien et l’aidait à mieux travailler.

Benji commença donc son graphe, son projet de dessin se superposait dans son esprit au relief de la grève. Surtout, un don exceptionnel lui permettait de se situer et même de se projeter dans l’espace avec une vision globale du dessin tel qu’il pourrait être contemplé à distance.

Au fur et à mesure qu’il gravait les motifs dans le sable, la magie habituelle opérait et il se sentait glisser dans un état second. Alors qu’habituellement, il éprouvait le besoin de faire des pauses pour souffler un peu et s’assurer de la justesse de son trace, c est presque en transe et d’un seul jet qu’il accomplit son œuvre, prenant tout juste le temps, avant de terminer, de positionner le drone pour préparer son envol.

Il avait la sensation que le dessin qu’il traçait l’absorbait dans ses volutes comme un organisme vivant et palpitant.

Tout aurait été pour le mieux si, retour brutal à la réalité, Benji n’avait vu apparaître en haut de la dune les silhouettes de deux personnages et d’un chien.

II s’agissait du trop fameux trio Popoche, P’tit Lu et Rambo.

Popoche, un vagabond-saltimbanque raté d’une cinquantaine d’années, vivait dans une vieille caravane à Saintes durant la morte saison mais revenait à Royan aux premiers beaux jours. La saison touristique lui procurait le moyen d’exercer différents petits trafics et de faire un peu la manche.

Il avait autrefois prétendu faire une carrière dans le théâtre ou le cinéma. Mais dépourvu du moindre talent, dédaignant même le théâtre amateur dont il aurait pu apprendre beaucoup, et très tôt porté sur la boisson, sa carrière n’avait jamais décollé.

Tout au plus aurait-il pu prétendre au rôle-titre du film « affreux, sales et méchants » d’Ettore Scola. A défaut d’avoir pu devenir « bankable » c’est-à-dire capable de faire de l’argent en attirant le public sur son seul nom, il était « bancable » c’est-à-dire que lorsque le temps le permettait, il dormait sur les bancs publics.

P’tit Lu, de son vrai prénom Ludovic, était un gamin trop vite grandi de 17ans. Orphelin, il vivait dans un foyer. lI était censé apprendre la mécanique auto mais il détestait ce métier.

Sa passion, c’était le dessin, passion exclusive qui l’empêchait de se concentrer sur toute autre activité intellectuelle. Rejeté par le système éducatif, on lui avait imposé cette orientation pour le seul motif de sa faiblesse dans les matières de culture générale.

Son surnom trompeur ne lui venait pas d’un penchant pour l’alcool (et de l’expression « beurré comme un petit Lu »).

II lui avait d’abord été donné par ses copains d’école car il était plutôt petit à l’époque, puis par les filles du foyer qui, appréciant la blondeur de ses cheveux bouclés et son air ingénu, le trouvaient mignon à croquer.

P’tit Lu n’était pas un mauvais garçon mais il subissait la mauvaise influence de Popoche dont le bagout l’épatait.

Popoche s’en servait pour faire diversion quand il jouait les pickpockets, ainsi que pour faire le guet quand il essayait d’ouvrir des voitures afin de s’emparer de ce qui traînait à l’intérieur.

P’tit Lu n’était pas un assistant toujours docile, il avait des principes : il était contre toute violence physique et refusait de nuire aux personnes qui lui paraissaient sympathiques et/ou aussi pauvres que lui.

Et puis il y avait Rambo, un rottweiler ainsi nommé par son maitre Popoche, lequel doté d’un goût très sûr et d’une vaste culture, l’avait ainsi baptisé en référence à une œuvre majeure du cinéma américain. Le molosse, avec ses soixante kilos de muscle un peu enveloppés à cause du régime hamburger-frites qui était l’alimentation de base de son maître, était plutôt impressionnant.

Popoche l’utilisait souvent pour intimider les victimes de ses méfaits, Rambo ayant appris à grogner et à montrer les crocs sur commande de son maître.

Ce n’est donc pas avec plaisir que Benji vit le trio descendre la dune pour s’avancer vers lui, Bolduc pour sa part commença à aboyer et ce n’était pas pour souhaiter la bienvenue aux arrivants.

Aussitôt Popoche, manifestement assez alcoolisé, prit un air menaçant en désignant le drone aux pieds de Benji.

«File-moi ça ou je lâche mon chien !»! dit-il à Benji

«Pas question, sans ce drone, je ne peux plus rien faire » Répondit Benji

« Rambo, Attaque!» cria Popoche sans même se retourner vers son chien resté derrière Iui.

Il n’avait pas vu que Rambo, loin de vouloir combattre, semblait avoir eu le coup de foudre pour le pauvre Bolduc dont il s’était d’abord approché pour lui léchouiller babines.

Bolduc, d’un naturel très sociable et n’y voyant qu’une démonstration d’amitié s’y était d’abord prêté de bonne grâce. Alors Rambo s’était mis à pousser des petits gémissements plaintifs en frétillant et se dandinant, puis s’aplatissant devant Bolduc dans une attitude de soumission plutôt suggestive.

Le labrador, nonobstant sa gentillesse naturelle, était manifestement embarrassé par de telles offres qu’il n’avait aucune envie d’accepter et jetait des regards implorants a Benji lui-même assez interloqué.

Lorsqu’il découvrit le « coming out » de son féroce compagnon, Popoche sembla pris de fureur à la vue de cette trahison. En hurlant, il s’empara du râteau à quatre dents de Benji et s’apprêta à lui en asséner un violent coup en pleine figure, ce qui aurait pu causer une grave blessure, les dents de l’outil étant très acérées pour bien tracer dans le sable.

Mais P’tit Lu, qui au fond, ne voulait aucun mal à Benji, saisit le bras de Popoche pour I ‘empêcher de porter son coup, Popoche se dégagea en le frappant en pleine face avec le manche du râteau. P’tit Lu tomba à terre, à moitié assommé.

Popoche, reprenant son élan, voulu recommencer à frapper Benji ; c’est alors que le brave Bolduc, plus du tout pacifique, bondit sur Popoche en plantant ses crocs dans son postérieur. L’agresseur poussa un cri aigu, jeta le râteau à terre et s’enfuit vers la dune, une large déchirure du fond de son pantalon découvrant une grande partie de son maigre fondement.

Après un instant d’hésitation, Rambo qui peinait à renoncer à ses amoures naissantes mais pas vraiment réciproques avec Bolduc, se résigna à suivre son maître.

En guise de remerciements pour sa loyauté, il eut droit à tout un chapelet d’injures homophobes aussi bêtes que méchantes et d’autant plus déplacées que pour assumer sa propre sexualité, Popoche devait vaincre la réticence de professionnelles qui réclamaient toujours une prime de pénibilité.

Benji se tourna alors vers P’tit Lu qui reprenait ses esprits, une belle bosse décorant son front.

Il le remercia pour son intervention. Benji éprouva le sentiment que P’tit aurait pu être le petit frère qu’il avait perdu.

Le garçon lui racontant son histoire, Benji se prit de sympathie pour lui et ils se revirent souvent sur les plages.

Reconnaissant un vrai talent de dessinateur à son nouvel ami, il accepta que celui-ci assiste à ses créations de beach art, puis qu’il y participe lui-même.

Aidé par Benji, auquel il fournissait parfois des idées de graphes, Ludo (désormais ainsi nommé par Benji) fit son chemin en se mettant à peindre et parvint même à vivre de son art.

A l’occasion d’une exposition dans une galerie, Ludo fit connaissance d’une jeune sculptrice dont il tomba très vite amoureux. Elle avait une grande sœur qui fut bientôt présentée à Benji. Celui-ci éprouvé enfin le sentiment d’avoir trouvé l’âme sœur.

Les deux couples restèrent très proches et suivirent des routes parallèles, comme tracées par le râteau à quatre dents de Benji.

Quant à Popoche, plus personne n’entendit parler de lui car il ne revint jamais à Royan.

Bolduc, toujours d’un naturel heureux et acceptant toujours les choses telles qu’elles sont, oublia bien vite le surprenant comportement de Rambo.

FIN

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