quiproquo a vilnius

Quiproquo à Vilnius, Didier

C’était, je crois au printemps 1994. Dans le cadre d’un programme de coopération économique de la Communauté européenne avec les pays baltes, j’avais été désigné par ma banque pour participer à une mission d’information économique et juridique auprès des autorités lithuaniennes. 

Je devais donc rejoindre à Vilnius, capitale de la Lituanie, un duo de responsables des douanes des Pyrénées atlantiques. : Maurice Lantourrou Directeur Régional honoraire et Patxi (prononcer Patchi) Etchegaray que je retrouvai en fait dans l’avion au départ de Roissy. 

A Vilnius, une voiture officielle, une grande Volga toute noire, pur produit de l’industrie automobile soviétique, nous conduisit à notre Hôtel, grand bâtiment moderne un peu à l’écart du centre. 

L’avion ayant pris du retard, j’avais eu à peine le temps de déposer mes bagages avant de téléphoner pour rassurer mon épouse, moyennement confiante dans la compagnie « AIR LETUVIA » 

Comme je demandai (en mobilisant les lointains souvenir de mon allemand deuxième langue) si nous pouvions dîner, le réceptionniste me répondit que le restaurant de l’Hôtel était fermé mais que mes collègues et moi pouvions prendre un encas au bar se trouvant au dernier étage. 

Emportant avec nous nos documents dans l’intention de préparer nos interventions du lendemain, mes deux compères douaniers et moi fûmes un peu surpris en quittant l’ascenseur de déboucher dans un espace faiblement éclairé par des lampes tamisées, meublé de divans et de fauteuils en skaï noir et fourrure synthétique rouge. 

Sur une estrade au fond de la salle, une chanteuse sexagénaire accompagné d’un pianiste encore plus âgé se mit à entonner « Nini peau de chien » dès qu’elle nous vit arriver. 

La salle était majoritairement occupée par des hommes d’âge mûr, quelques-uns fumant des cigares et tous vidant méthodiquement les verres de vodka servis par de jeunes serveuses très maquillées et court vêtues, ayant établi un pont aérien ininterrompu entre les consommateurs et le bar. 

Après avoir sagement commandé des sandwiches et trois bières, mes compères et moi trouvâmes un coin un peu calme autour d’une table basse pour tenir notre séance de travail en haussant la voix pour couvrir les trémolos un peu éraillés de l’artiste très locale. 

Le lendemain, comme je m’étais réveillé bien trop tôt alors que nous n’avions rendez-vous au Ministère de l’Economie qu’à 10h, je décidai de partir explorer le centre de Vilnius. Ma chambre étant située au 11eme étage, j’avais aperçu au loin ce qui ressemblait à un marché. Or j’ai toujours pensé que pour découvrir un pays, mieux valait se promener librement et au hasard dans un marché parmi les « vraies gens » plutôt que de suivre docilement un guide officiel. 2 

La visite fut effectivement édifiante : Du côté des vivres, le marché ressemblait passablement à ceux de beaucoup de pays européens. Mais dans la partie réservée aux objets manufacturés, c’était une immense brocante qui offrait le spectacle assez misérable de toutes sortes d’appareils ménagers hors d’usage, probablement à vendre pour les pièces détachées, de vieux moteurs d’autos, de vêtements élimés et même de bidons d’huile de vidange usagée. Comme j’observai les chalands, je m’aperçus qu’il s’agissait de personnes à l’allure plutôt soignée de petits bourgeois : Il ne s’agissait pas du tout de miséreux. 

Certains étals présentaient des bijoux d’ambre dont l’authenticité me parut douteuse : Il aurait fallu tester avec la flamme d’un briquet s’il ne s’agissait pas de résine synthétique mais ne pouvant prévoir la réaction du vendeur, je préférai ne pas m’y risquer. 

Cela en disait long sur le niveau de vie de la population : Cinq ans après la chute du mur de Berlin, l’ouverture timide de l’Economie lituanienne n’avait rien de miraculeux… 

De retour à l’hôtel, je retrouvai mon duo de douaniers basques et nous prîmes le chemin du ministère en traversant ce qui ressemblait à une petite ville de province dont les bâtiments mêlaient le style Art Nouveau du début du XXème siècle , le genre néo-classique avec statues des héros de la révolution de l’architecture soviétiques et des immeubles modernes en acier et en verre datant des années 70- Ces derniers souvent les moins esthétiques et les plus dégradés…Curieusement, les échafaudages des immeubles en construction ou réfection étaient en bois. Le tout nous donnait le sentiment d’un retour vers les années soixante-dix… 

Nous commençâmes alors une longue et fastidieuse tournée des ministères, tous dirigés par un Vice-Premier Ministre. A l’aide de notre interprète, une jeune femme nommée Audra, nous étions censés vanter les mérites du système fiscal et juridique français devant un auditoire généralement impassible et peu curieux. Nous comprîmes plus tard que ce qui les intéressait surtout dans ce programme européen d’échanges, était le volet des subventions européennes. 

Les jours se suivaient ainsi de façon plutôt monotone, de ministère en ministère dont certains n’avaient aucun rapport avec les sujets de nos interventions. 

Heureusement, une bonne ambiance s’était instaurée au sein de note « mission »et nous avions sympathisé avec notre guide – interprète Audra que nous invitions souvent à déjeuner le midi, autant pour lui faire plaisir que pour nous aider à déjouer les pièges de la cuisine locale. 

Le soir, nous nous trouvions plutôt désoeuvrés et peu tenté par le bar de notre hôtel. 

Heureusement, Audra vint à notre secours en nous indiquant que tous les soirs, l’Opéra de Vilnius donnait un spectacle, concert de musique classique, opéra ou ballet. 

Elle nous proposa de nous faire réserver des places par le Ministère de l’Intérieur qui était censé encadrer notre mission. 3 

Sachant qu’elle était férue de musique classique, nous lui proposâmes de nous accompagner mais elle refusa au motif qu’elle ne pouvait faire garder sa fille Ona , âgée de 7 ans qu’elle élevait seule. 

A l’époque, la place de spectacle ne coûtait que l’équivalent de 3€. 

La décision fut donc vite prise de profiter de cette aubaine en souscrivant un abonnement pour toute la semaine. 

Le soir même, nous eûmes la bonne surprise de découvrir que l’on nous avait réservé la loge la mieux placée vis-à-vis de la scène 

On donnait ce soir-là le ballet ‘’Juliette et Roméo’’ de Prokofiev. 

Si la décoration du théâtre était un peu fanée et les sièges un peu fatigués, le spectacle était de très bonne qualité. 

L’orchestre symphonique au grand complet interprétait avec enthousiasme la partition du compositeur russe et l’âme du Bolchoï semblait inspirer le corps de ballet composé de jeunes danseurs talentueux. 

Nous étions donc ravis de notre soirée et au moment de l’entracte je pus constater que mes deux compagnons étaient tout aussi satisfaits du spectacle. 

Comme nous étions un peu fatigués de notre journée, nous avons préféré rester dans notre 

loge. Alors que je regardais en bas dans la salle, je m’aperçus que les gens jetaient des regards furtifs vers nous en prenant un air soucieux. Il ne s’agissait pas d’un cas isolé car je constatai les mêmes réactions des spectateurs dans les loges voisines de la nôtre. 

Comme je signalai le fait à mes amis douaniers, ceux-ci confirmèrent mon impression d’être observé. 

Le spectacle ayant pris fin, en descendant l’escalier pour sortir du théâtre, nous avions l’impression que les gens s’écartaient sur notre passage en évitant de croiser notre regard. 

Nous en étions d’autant plus surpris que lors de nos déplacements dans la journée nous n’avions jamais ressenti une telle méfiance, les lituaniens ayant la réputation d’être plutôt francophiles. 

Le lendemain, notre circuit de rencontres officielles nous conduisit au Ministère du tourisme, semble-t-il à la demande du Ministre qui avait demandé à nous rencontrer. 

Ce fut en fait une rencontre très sympathique car Aurimas-(tel était son prénom typiquement lituanien), avait fait une partie de ses études à la Sorbonne et était surtout désireux d’échanger avec nous sur des sujets qui n’avaient rien à voir avec notre mission officielle. Il nous invita à déjeuner, regrettant que nous n’ayons plus que deux jours à passer à Vilnius car pour nous, il se serait bien improvisé guide touristique… 

Le soir même, nous reprîmes le chemin de l’opéra pour y entendre la Symphonie du Nouveau monde d’Anton Dvorak. Le plaisir tiré de l’excellente performance de l’orchestre 4 

fut à nouveau un peu gâché par l’ambiance de suspicion que nous percevions de plus en plus, comme si le public s’était donné le mot pour nous observer à la dérobée. Pendant le concert, je vis même à plusieurs reprises des jumelles de théâtre pointer furtivement vers nous. 

A l’entracte, ayant abandonné mes compagnons pour me dégourdir les jambes et me désaltérer je tombai nez à nez avec le camarade Aurimas. 

1. Après quelques minutes d’une conversation détendue, je lui confiai que nous étions un peu gênés de l’intérêt que semblait nous porter le public, d’autant que nous étions assez exposés à la vue de celui-ci car nous étions magnifiquement placés dans ce qui nous paraissait la meilleure loge du théâtre. 

Aurimas éclata alors d’un rire tonitruant tout en traitant d’imbéciles ses collègues du Ministère de l’Intérieur qui nous avaient réservé nos places : 

Il m’expliqua que la loge qui nous avait été attribuée était celle qui, jusqu’à l’indépendance du pays en 1990, avait toujours été réservée aux officiels des différentes polices secrètes et politiques qui depuis la police politique « Saugumas » dévouée au régime nazi jusqu’ à l’antenne lituanienne du KGB, avaient si longtemps persécuté la population locale. 

Je compris alors que ce trio de personnages portant cravates et costumes sombres ait pu raviver de tristes souvenirs et que certaines personnes aient pu croire à un retour de la police politique, d’où les nombreux regards de travers que l’on nous adressait… 

Comme le spectacle allait reprendre je rejoignis ma place et le rideau se releva sans que j’aie eu le temps de communiquer à mes compagnons ce que je venais d’apprendre. 

Au lever du rideau j’eu la surprise de découvrir l’ami Aurimas un micro à la main. 

Il fit un petit speech au cours duquel il nous désigna au public en expliquant sans doute qui nous étions, si bien que l’assistance se leva et se tourna vers nous en nous applaudissant. 

Nous étions à la fois soulagés de constater la fin du quiproquo et tout de même un peu gênés d’une si soudaine célébrité. Nous ne savions trop quoi faire, nous efforçant de saluer l’assistance de la main, façon reine d’Angleterre. 

En sortant du théâtre nous eûmes droit à moult sourires et même poignées de mains. 

Le quiproquo se termina donc très bien…. 

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