spring

Je vous attends… François Romain

« L’hiver s’efface, feuilles et bourgeons ont pris place, les branches voilent le ciel ensoleillé, mon repos est plus doux. Je vous attends dans cette nature qui s’éveille. Je vous attends, impatient de vos sourires »

Il me faudra donc attendre encore trois jours mais je rêve déjà de nos retrouvailles dont j’imagine les moindres détails afin qu’elles soient en tout point parfaites.

Vous arriverez de Paris en gare de Chatou par l’omnibus de 11h. Après avoir un peu rangé mon atelier de peintre, je serai arrivé très en avance pour vous attendre sur le quai.

Le panache de fumée blanche que je percevrai au loin avant même de distinguer la locomotive mettra fin à la légère angoisse que m’inspirent les voyages en train.

J’ai toujours en mémoire l’image de cette locomotive qui, l’année dernière, n’ayant pu s’arrêter au bout de la voie, était tombée du premier étage en transperçant la façade de la gare Montparnasse.

Mais en ce printemps 1896, cette triste pensée s’effacera dès que vous apparaîtrez à la porte du wagon.

Comme c’est la règle dès que Pâques est passé, toutes les femmes se seront parées de leurs robes d’été. Mais parmi elles, je ne verrai que vous : toute de blanc vêtue, le bustier de votre robe vous faisant une taille de guêpe au-dessus d’une jupe longue mais assez serrée qui soulignera la grâce de vos longues jambes et l’élégance de votre silhouette.

Sur votre blonde chevelure relevée en chignon, vous porterez un drôle de petit chapeau en forme de canotier printanier décoré de fleurs champêtres.

D’un geste très élégant, vous relèverez votre voilette aussi utile pour vous protéger des escarbilles que pour vous garantir une certaine discrétion.

C’est que je dois le bonheur de votre visite à un voyage d’affaires de votre mari, très opportunément parti en province. Pour préserver votre réputation, c’est avec un léger baiser sur la joue que je vous accueillerai.

En principe, vous repartirez le soir même, vous ne porterez donc qu’un de ces petits sacs de voyage dont je me garderai de prononcer le nom pour ne pas vous choquer (Un ‘‘baise en ville’’)

Je vous en libérerai pour que vous puissiez me prendre le bras durant le court trajet vers ma maison.

Ce sera un premier bonheur que de marcher à vos côtés, d’emprunter le pont traversant la Seine couleur d’émeraude, au courant paisible en ce printemps si peu pluvieux.

Nous emprunterons des petites rues bordées de marronniers en fleurs débordant des grilles des maisons de campagne des parisiens absents en ce jour de semaine, la nature foisonnante prenant dès lors ses aises.

Bientôt, nous arriverons devant le portail de ma maison de meulière blonde. Lorsque je l’ouvrirai, son grincement joyeux ne fera même pas taire le joyeux concert des merles moqueurs chers à Monsieur Clément.

Pour atteindre le perron, nous emprunterons la petite allée bordée de buis au parfum discret et ombragée par les lilas et les rosiers grimpants aux fragrances plus capiteuses.

Vous ne direz rien mais votre soupir d’aise montrera que vous apprécierez les lieux.

Je vous proposerai de prendre l’apéritif sous la pergola couverte d’une opulente glycine mauve au parfum suave.

Au porto vous préférerez une absinthe plus rafraîchissante. Il paraît que cette boisson anisée rend fou mais, fou, je le suis déjà de vous, alors un peu plus, un peu moins…

Notre conversation sera légère, vous me raconterez être allée voir la belle Otéro au théâtre des Mathurins dans son dernier numéro de chant et de danse.

Vous me direz qu’elle est encore très belle bien qu’elle se soit beaucoup empâtée, à tel point que certains la surnomment à présent la belle otarie. Quant à ses seins dont la forme aurait inspiré celle de la coupole de l’hôtel Negresco à Nice, c’est plutôt le dôme des Invalides qu’ils évoquent à présent

Je vous inviterai ensuite à faire quelques pas pour déjeuner dans la véranda largement ouverte sur le jardin et offrant un beau point de vue sur une petite pièce d’eau bordée d’iris bleus et jaunes, sur laquelle flottent quelques nymphéas en hommage à mon maître Monet.

J’aurais donné sa journée à Henriette, ma gouvernante, femme de ménage, et cuisinière pour que nous soyons plus tranquilles. Avant de partir, elle aura préparé pour nous un déjeuner pique-nique.

Au menu : huîtres normandes arrivées la veille en gare Saint Lazare, asperges d’Argenteuil (fraîchement cueillies par le maraîcher toute proche) ballotine de faisan, charlotte aux fraises. Comme boisson, du Champagne pour tout le repas, son association avec les huîtres étant réputée favoriser les tendres élans.

Vous voyant assise en face de moi, à cette table nappée de blanc et baignée d’un soleil faisant scintiller les verres de cristal et l’argenterie, l’envie me prendra d’ébaucher une esquisse pour peindre ce merveilleux moment.

Comme je vous en ferai part, vous me suggérerez de faire de vous un petit croquis rapide. Je devrai me mordre la joue pour ne pas rétorquer que j’aurais préféré vous croquer en prenant bien mon temps !

Vous me parlerez théâtre en me disant que vous vous être bien amusée en assistant au dindon de Feydeau, mais que vous avez hâte d’aller voir Sarah Bernard dans le rôle-titre de Lorenzaccio.

Bien sûr, nous aborderons aussi le domaine de la peinture et nous tomberons d’accord pour regretter la disparition, l’année passée, de Berthe Morizot dont la palette aurait été parfaite pour peindre cette belle journée de printemps.

Je vous proposerai alors une petite promenade sur les bords de Seine tout proches, puis une petite halte à la Maison Fournaise à Chatou, sur les lieux mêmes où Renoir a peint le déjeuner de canotiers.

Sans vraiment décliner cette proposition, vous me répondrez préférer une visite de mon atelier.

J’éprouverai alors une certaine gêne : Je suis certes très heureux d’exercer mon art dont je vis confortablement car mes toiles ont un certain succès dans les milieux bourgeois :

On me passe de nombreuses commandes, soit de portraits, soit de fresques destinées à orner les intérieurs des immeubles haussmanniens. J’ai la réputation de peindre de jolies choses, certains, croyant me faire plaisir, m’appellent le peintre de la légèreté.

J’ai cependant conscience que mon art, très conventionnel, manque de caractère et est tout à fait dépourvu de génie. Emile Zola, qui exerce ses talents de critique d’art dans les colonnes du Figaro, ne s’y est pas trompé en me qualifiant de peintre décoratif.

Redoutant donc un examen trop critique de mon travail, j’espère que vous serez surtout sensible à l’ambiance de cette pièce, une ancienne serre accotée à la maison, inondée de lumière grâce à la grande verrière qui la couvre.

Peut-être, avisant le grand canapé Chesterfield qui en occupe le centre, me taquinerez-vous en me demandant si de nombreux modèles ont posé nues sur ce divan.

Possiblement un peu émoustillée par cette image, vous me laisserez alors vous embrasser et commencera un merveilleux après-midi. Nous serons seulement interrompus par la visite d’un petit rouge-gorge intrigué par notre remue-ménage.

Je me souviendrai alors du poème de Baudelaire :

« Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères,

Des divans profonds comme des tombeaux

Et d’étranges fleurs sur des étagères

Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux »

Le temps passera bien trop vite et viendra le moment de vous raccompagner à la gare pour le train du soir.

Le soleil commencera à baisser, la lumière adoucie sera à l’unisson de notre humeur :

A la fois bonheur de nous être si bien retrouvés mais aussi tristesse d’être à nouveau séparés.

Peut-être aussi pour vous, un peu de culpabilité vis-à-vis de votre époux pour lequel vous éprouvez encore de l’affection. Pour ma part, je serai magnanime, ne lui voulant aucun mal, et lui souhaitant même un plein succès dans ses affaires, surtout dans celles susceptibles de le retenir en province.

Voilà à quoi je pense pour tromper mon impatience et surtout, je vous attends.

François Romain

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