WOLF

La horde, François Romain

Ce matin-là, Pierre avait dû se faire un peu violence pour sortir du lit un peu plus tôt que d’habitude : il fallait se préparer pour se joindre à l’habituelle balade du vendredi matin organisée par son association de sport et loisirs.

En ce mois de novembre, la matinée s’annonçait plutôt fraîche et le soleil aurait sans doute bien du mal à percer la couche de brouillard qui nappait toute la région.

Mais Pierre appréciait beaucoup l’esprit amical de ces promenades à pied de six à huit kms qui permettaient tout à la fois au septuagénaire de se maintenir en forme, de découvrir parfois de nouveaux paysages de la région et surtout de retrouver ses amis dans une ambiance sympathique, la marche s’agrémentant de causeries avec ses compagnons de route.

A 9h20, Pierre fut donc ponctuel au point de rendez-vous du parking de la salle des fêtes de St Palais.

C’est là que traditionnellement, Gérard ou Christian qui conduisaient les balades, annonçaient aux marcheurs la destination choisie et que s’organisait le co-voiturage pour s’y rendre.
Ce jour-là, la promenade partirait du parking de la maison forestière de Bonne Anse pour atteindre l’ancien phare de la Coubre avant de reprendre le chemin du retour.

Dès les premiers pas sur le sentier bordé d’oyats, d’ajoncs, de panicauts et de roseaux, Pierre fut frappé par la beauté sauvage du site. Il n’était sans doute pas le seul à y être sensible : d’habitude, le groupe d’une quinzaine de personnes cheminait en conversant à voix d’autant plus haute que certains étaient un peu durs d’oreille et que beaucoup d’autres ne prêtaient pas beaucoup d’attention au paysage.

Spontanément, les randonneurs avaient baissé le ton, les échanges se limitant å de brefs chuchotements. Mêmes les trois ou quatre chiens qui accompagnaient toujours ces promenades, ne s’éloignaient guère de leur maître.

La lumière très particulière, le soleil filtrant faiblement à travers le brouillard s’étendant en nappes inégales, créait une ambiance mystérieuse, les détails du relief et de la végétation n’apparaissant qu’en dernière approche.

Et puis il y avait ce silence étrange alors que d’ordinaire, de nombreuses espèces d’oiseaux peuplaient se site qui résonnait de leurs chants et cris variés.

Un peu troublé par cette atmosphère digne des légendes celtiques peuplées de korrigans, Pierre allait d’un bon pas lorsqu’il s’aperçut que le lacet d’une de ses chaussures était dénoué.

Craignant de trébucher sur le sol inégal, il décida de s’arrêter en pensant qu’il pourrait toujours rattraper le groupe des marcheurs car il connaissait l’itinéraire de la balade.


Il rejoignit donc le tronc d’un arbre couché par les vents et desséché par l’air salé pour s’y assoir.

S’il appréciait beaucoup le maintien de ses chaussures de marche montantes, leur laçage était toujours un peu fastidieux, nécessitant des contorsions pénibles pour Pierre que son embonpoint empêchait de se pencher facilement.

Se promettant une fois de plus de se mettre au régime pour perdre ses kilos superflus, l’ancien médecin s’assit sur le tronc d’arbre pour renouer son lacet. Y étant enfin parvenu, il se redressa, sans doute un peu trop vite, si bien qu’emporté par son élan et le poids de son sac à dos, il bascula en arrière de l’autre côté de l’arbre en se cognant la tête sur une branche.

Un peu sonné mais pas inconscient, il se redressa sur ses genoux lorsqu’il entendit des bruits se rapprochant rapidement : à la fois des halètements, de brefs aboiements et des grognements.

Alors, le brouillard s’estompant un peu, la horde apparut.

Une meute d’une dizaine de bêtes rousses, noires ou brunes bien trop grandes pour n’être que des chiens, très maigres mais tout de même vigoureuses, avec å leur tête un grand loup au pelage gris.

Car c’était bien de loups dont il s’agissait même si leur taille dépassait largement celle des spécimens que Pierre avait pu voir dans des zoos.

Saisi par une peur mêlée d’incrédulité, il se baissa pour se cacher derrière le tronc d’arbre.

Par chance, il se trouvait face au vent si bien que les bêtes ne pouvaient sentir son odeur. En revanche, il percevait nettement un relent épouvantable de charogne.

Se dissimulant derrière une branche restée attachée au tronc, Pierre vit que la meute s’était arrêtée à une vingtaine de mètres de lui pour reprendre son souffle. Un détail accrut encore la terreur qui le submergeait déjà : les yeux des fauves étaient d’un rouge incandescent. Les bêtes soufflaient fort et leurs flancs où saillaient leurs côtes se soulevaient rapidement, elles avaient dû parcourir un long chemin à une allure très rapide.

Dans l’échine de l’une des bêtes, une flèche était plantée mais Pierre ne distinguait aucun écoulement de sang.

C’est alors qu’une branche morte sur laquelle il s’appuyait se rompit avec un craquement sonore ; aussitôt tous les loups tournèrent leur tête vers l’arbre couché en grondant, leurs babines retroussées découvrant de redoutables crocs.

Pierre se sentit perdu et s’apprêtait à subir leur assaut lorsque soudain, des bruits se firent entendre au loin : des jappements, le martellement sourd des sabots de plusieurs montures sur le sol sablonneux et surtout des cors de chasse semblant s’interpeller.


Les sons paraissaient rebondir sur les nappes de brouillard et résonnaient comme pour marquer le rythme d’une sinistre sarabande.

Presqu’aussitôt, la horde des loups reprit sa course, suivant la côte vers le sud en direction de Saint-Palais.

Pierre éprouva un certain soulagement mêlé de stupeur.

Apparut alors la troupe des poursuivants, Elle se composait d’une dizaine de cavaliers vêtus de lourdes tuniques de cuir passées sur des hauberts de côte de maille, de pantalons d’unc étoffe grossière s’enfonçant dans de hautes bottes de cuir. Celui qui menait la chasse portait une tunique décorée d’un blason rouge et blanc. Ils étaient armés d’arcs, d’épieux et de longs couteaux. Malgré une extrême maigreur, leur haute stature produisait l’impression d’une force sauvage.

Ils étaient montés sur de puissants destriers aux jambes épaisses dotées de larges paturons. Ces chevaux ne ressemblaient en rien à ceux beaucoup plus fins, provenant des écuries bordant l’hippodrome de la Palmyre que l’on rencontrait parfois au bord des plages. L’un d’entre eux présentait à la cuisse une large plaie, trace d’une profonde morsure mais ne semblait nullement en souffrir.

Et puis il y avait aussi une meute de chiens : d’énormes mastiffs, mâtins et molosses à l’allure sauvage, dont les aboiements et les grondement rauques accompagnaient les hennissements des chevaux dans un concert terrifiant.

Alors que la meute allait s’élancer à la poursuite des loups, le cavalier qui menait la poursuite la rappela d’un ordre bref. Tous les poursuivants firent halte au même endroit où la meute des loups s’était arrêtée quelques minutes avant, c’est-à-dire tout près de l’arbre derrière lequel Pierre se cachait.

Le cavalier qui semblait commander la troupe se dressa sur ses étriers, sa longue chevelure blanche et son visage décharné étaient ceux d’un vieillard mais il se tenait fermement, le dos droit, sur sa monture.

Il tourna lentement la tête pour scruter les environs et soudain, son regard croisa celui de Pierre.

Comme ceux des loups, ses yeux étaient d’un rouge incandescent. A la vue de Pierre, il eut aussitôt un rictus de haine et éperonna sa monture pour s’élancer vers lui en pointant son épieu dans sa direction.

Alors, au paroxysme de l’épouvante, Pierre, dans un réflexe enfantin, ferma les yeux comme si cela pouvait le rendre lui-même invisible et lui permettre d’échapper au danger.

Il ressentit à nouveau une sorte d’éblouissement.


Revenant à lui, et comme il ne se passait rien, il ouvrit lentement les yeux et constata que tout était redevenu normal aux alentours : la horde des cavaliers avait disparu et le silence régnait à nouveau, un rayon de soleil filtrait même à travers le brouillard qui commençait à se dissiper.

Recouvrant ses esprits et sa lucidité, Pierre s’efforça de trouver une explication rationnelle à ce qu’il venait de lui arriver : En heurtant la branche de l’arbre couché sur lequel il s’était assis, il avait probablement bel et bien perdu conscience en plongeant dans une sorte d’état hallucinatoire…

Et puis lui revint le souvenir d’une légende locale qui avait sans doute fourni la trame de son cauchemar.

Au onzième siècle, la région était infestée par les loups qui abondaient dans les chênaies et les pinèdes de Courlay, terrorisant les villages avoisinants. Le seigneur de Didonne et de Royan prenait souvent la tête de battues aux loups. Selon la légende, les loups étaient rabattus vers le puits de l’Auture situé à Saint Palais. Ce puits est en fait une large fosse trouant les rochers de la côte, communiquant avec la mer et surmonté d’un pont naturel.

Les loups étaient acculés au bord du puits et finalement précipités dans celui-ci.

Le puits de l’Auture se trouve au bord du chemin des douaniers, non loin de la maison des douanes aujourd’hui transformée en musée, Comme beaucoup de promeneurs, Pierre empruntait souvent ce chemin, il était donc possible que cette légende ait imprégné sa mémoire à son insu. De même le blason des seigneurs de Didonne « gironné de gueules et d’argent de douze pièces » lui était bien connu puisqu’il était encore actuellement celui de la ville de Saint Georges de Didonne.

Soulagé d’avoir trouvé cette explication mais un peu fâché de constater que son esprit pouvait ainsi divaguer, Pierre décida de se remettre en route pour rattraper ses amis.

Il n’eut pas beaucoup de chemin à faire car il les aperçut à un kilomètre, arrêtés sur la plage, sans doute en train de faire une pause.

Comme il approchait, I’un de ses amis se précipita vers lui en le pressant de venir très vite car l’un des chiens qui accompagnaient leur maître à la marche était blessé. Cela n’étonna pas trop Pierre car depuis qu’il avait pris sa retraite de médecin, il était plus sollicité pour des soins d’urgence à des animaux que pour secourir des humains.

Franchissant l’attroupement qui entourait l’animal, il découvrit, assis entre les bras de sa maîtresse agenouillée pour le réconforter, le brave Bolduc, Labrador au pelage couleur chocolat, avec une flèche plantée dans la cuisse !

Les promeneurs rapportèrent à Pierre que le chien s’était subitement lancé à la poursuite de quelque chose dans le brouillard.


Les marcheurs n’avaient aperçu que de vagues silhouettes, peut-être une bande de sangliers comme il s’en trouvait beaucoup dans cette contrée. Cependant, ils n’avaient aperçu aucun chasseur ou promeneur dans les environs.

Après avoir entendu un bref jappement, ils avaient vu revenir le chien qui gémissait, ayant une flèche plantée dans la cuisse.

Pierre fit ce qu’il fallait : il retira doucement la flèche qui n’était pas très enfoncée dans le gras de la cuisse et désinfecta la plaie avec le produit que contenait la trousse d’urgence dont l’accompagnateur du groupe se munissait toujours… La blessure était superficielle et saignait très peu.

Néanmoins, Pierre examina longuement la flèche qu’il venait de retirer : iI ne s’agissait nullement d’une flèche en carbone telle que celles aujourd’hui utilisées pour les arcs modernes, mais d’un objet manifestement très ancien, muni d’une pointe en fer forgé, le fût taillé dans un bois dense et assez lourd, apparemment du frêne, et l’empennage fait de rémiges d’oiseaux.

Pierre fut évidemment très troublé par cette découverte, même s’il n’osa jamais raconter à ses amis, la rencontre qu’il avait cru faire.

Quelques jours après, la flèche fut montrée à un spécialiste des armes anciennes qui en confirma l’origine médiévale.

FIN

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