campagne

Campagne d’autrefois, Jacques

Le soleil étend enfin ses chauds rayons sur la terre humide du Tursan, aux confins des coteaux

d’Armagnac et du piémont pyrénéen. Du ventre de la terre s’échappent mille brumes donnant au

paysage d’octobre un aspect fantomatique.

Paul, planté au milieu du chemin regarde le ciel.

Ce soleil, il l’attendait avec impatience. La pluie n’avait cessé de tomber, ces derniers jours,

gorgeant d’eau champs et sentiers.

Il a l’allure fière des lanusquets de la Haute Lande, les yeux clairs, le visage fin, barré d’une

moustache.

La peau brûlée par le soleil landais, Paul ressemble à la terre où il a vu le jour, un paysage de

collines qu’il peut toujours contempler pendant des heures sans jamais se lasser.

Le moindre sentier, le plus petit bosquet lui est familier.

Combien de fois a-t-il parcouru ces chemins, dans son enfance, empruntant des raccourcis connus

de lui seul à travers les pâtures pour rejoindre le bourg distant d’une lieue, s’arrêtant net devant les

traces d’un renard, passé là quelques heures auparavant, ou pour observer un vol de palombes.

Puis le petit Paul se mettait à courir, de crainte d’être en retard à l’école, et devoir subir le regard

réprobateur de l’instituteur.

Aujourd’hui, âgé de bientôt trente ans, le jeune paysan regarde son univers, celui de ses ancêtres,

celui qui l’a fait tenir bon quand la mort le pourchassait durant les années de la Grande Guerre.

Sa ferme n’est pas très grande. Elle se compose essentiellement d’un bâtiment d’habitation fait de

bois et de torchis, couvert de tuiles canal, ainsi que d’une grange-fenil, qui protège les bêtes des

rigueurs de l’hiver, en bas, et permet de stocker le foin, à l’étage. Un poulailler abrite quelques

poules dont il n’a guère le temps de s’occuper. Il entrepose dans le chais son vin blanc du Tursan

dont les voisins disent qu’il est un des meilleurs du canton. Une loge à cochons, construite en bois

permet à deux porcs grognant tout le jour d’attendre la « Tue-cochon ». Un potager lui procure les

légumes de la soupe. Enfin, un puits lui donne toute l’eau nécessaire à ses besoins.

Il en est devenu propriétaire à la mort de ses parents. Il est désormais « lou mestre ». Ses parents

l’avaient quitté l’un après l’autre, en six mois, pour un monde où point n’est besoin de se lever à

l’aube, de courber le dos tout le jour, pour une maigre récolte. Seul, il a dû réduire l’activité de son

exploitation dont il peine à s’occuper.

Paul se gratte le sommet du crâne puis rajuste son béret. Il fouille dans ses poches, en extirpe un

paquet de tabac vide. Il hausse les épaules, puis retourne à sa « maysou ».

Patou le chien vient rejoindre son maître. Il lui lèche la main pour signaler sa présence l’escorte

jusqu’au seuil de la maison. Là il s’immobilise. Patou sait que son maître ne l’autorise pas à aller

plus loin.

Paul pousse le portillon de bois. Il pénètre dans la salle.

Dans la cheminée, le feu de la veille se consume lentement.

Il s’agenouille, prend deux bûches, les met dans l’âtre.

Il s’assied sur la chaise basse, saisit le soufflet, ravive les braises. La maison reprend vie.

Il se sert un café chaud puis repose la cafetière en tôle émaillée dans l’angle du foyer, se relève, se

dirige vers la souillarde, attrape la marmite de soupe qui se trouve là. Il revient vers la cheminée,

accroche la marmite à la crémaillère. Il en règle la hauteur afin que les flammes viennent lécher le

chaudron. Quelques minutes plus tard, une bonne odeur de garbure emplit la pièce.

Paul prend un paquet de tabac neuf, posé sur le manteau de la cheminée, à côté des boites rouges et

blanches de sucre, de farine, d’épices. Il l’enfourne dans sa poche. Il attrape un quignon de pain ainsi

qu’un morceau de fromage de brebis pour sa collation du matin.

Il sort et prend la direction de la grange.

Maintenant, la journée de travail peut enfin commencer.

En entrant dans l’étable, il emplit ses poumons de cette chaleur odorante de foin et de bétail qui y

règne. Du regard, il balaie l’espace. Il regarde ses bêtes. Sa richesse est là : quelques vaches, deux

boeufs. Dans un enclos séparé, logent une douzaine de brebis.

Les boeufs de race bazadaise, reconnaissables à leur robe grise, couchés dans la paille, ruminent

paisiblement.

Herran, ainsi nommé pour sa couleur rappelant le gris du fer, tourne son museau vers « lou

mestre ».

Titoy est plus jeune. Paul lui a donné le nom gascon que l’on réserve aux jeunes enfants.

A son approche, les bêtes se lèvent. Le jeune paysan s’approche d’eux, flattent leur flanc pour les

rassurer, puis les entraîne dans la cour de la ferme. Les deux bovins connaissent parfaitement leur

rôle. Ils se tiennent docilement côte à côte pendant qu’il leur passe le licol et ajuste le joug.

L’attelage est désormais prêt.

Ensuite, il fait sortir les vaches de la grange.

Paul prend la fourche pour retirer la paille souillée dans la nuit par les bêtes, la dépose sur le tas de

fumier dans la cour. Il éparpille trois bottes de paille dans l’étable. Ainsi, son bétail trouvera une

litière fraîche le soir.

Dehors, les animaux sont restés à l’attendre, sous l’oeil attentif de Patou.

Un bâton de noisetier, armé d’une fine pointe en fer, repose, appuyé au mur. Paul empoigne

l’aiguillon avec lequel il dirigera son bétail. Il donne, en patois, le signal du départ.

Sur le chemin qui mène à la parcelle qu’il veut finir de labourer ce matin, Paul laisse ses vaches au

pacage.

Arrivé à « la Ribère », le champ près du ruisseau, il stoppe son attelage. La charrue les attend, prête

à reprendre le travail de labour commencé la veille.

Une fois attelé à l’outil de métal, le couple de boeufs se met en marche, puissants, respectant ses

ordres secs. La lame du soc fend la terre suivi du versoir qui la redépose, retournée, libérée des

mauvaises herbes, creusant ainsi un large sillon de terre neuve et riche qui colle aux sabots du

paysan. Herran et Titoy que Paul armé de son aiguillon invite à avancer, retournent la terre, offrant

aux pies et aux merles leur repas du jour.

Au loin, la cloche de l’église retentit.

Paul sort machinalement sa montre de son gousset. Il est midi au soleil même si l’administration

veut qu’il soit treize heures…

L’heure de la soupe a sonné.

Il laisse ses boeufs paître, reliés comme des siamois, dans l’attente de son retour, reprend le chemin

qui monte jusqu’à la maison, Patou dans son ombre.

Paul s’approche du feu où la garbure bouillonne. Une bonne odeur de légumes lui chatouille les

narines.

Il prend son assiette dans le buffet. « Son » assiette. Celle qu’il utilise tous les jours. Une assiette

ébréchée, dont le décor peint de Samadet a presque totalement disparu, mais sans laquelle la soupe

n’aurait pas la même saveur.

Il se sert une bonne louchée, pose l’assiette sur la table de la salle. Il tranche la miche de pain de 3

kilos. Il attrape le jambon accroché au clou, ôte le torchon qui le recouvre, en découpe une épaisse

tranche.

Il s’assied au bout de la table, sort sa montre du gousset.

Il saisit le journal déposé par l’employé des Postes.

Un article du « Sillon » l’informe sur les projets de culture intensive dans la Haute Lande.

Le temps des pins de Brémontier arrive-t-il à son terme ?

Il soupire.

Encore un repas à prendre seul, sans personne à qui parler.

Sa maison lui semblait vide.

Quel travail pénible que celui de la terre.

Sa vie était dure mais il l’aimait ainsi. Mais, d’ailleurs, avait-il d’autres choix ?

Si seulement une femme acceptait de venir vivre à la ferme.

Perdu dans ses pensées, il s’assoupit, la tête dans ses bras croisés, au bout de la table, juste quelques

minutes, comme à son habitude.

Le paysan ouvre l’enclos des moutons. Une fois libérés, les bêtes suivent l’animal de tête, la brebis

la plus vieille, qui conduit le troupeau. Elle connaît le chemin jusqu’au pré de Sensacq.

Paul les resserre au champ, puis retrouve ses boeufs.

Il lui faut terminer le labour avant le soir.

Sur le chemin du retour, il pense qu’il lui reste encore à nourrir la volaille, ramasser les oeufs du

jour.

Demain, il lui faudra s’occuper des cochons.

Heureusement, à cette époque de l’année, le travail de la vigne est terminé. D’autant que les

vendanges ont été réussies.

La « tuouo dou porc » devra avoir lieu aux alentours de la Saint Martin, lors d’une journée froide et

sèche.

Les amis, les voisins se mobiliseront pour l’occasion.

Son voisin Félix opérera la mise à mort de l’animal de bon matin.

Les hommes prépareront une grande chaudière d’eau bouillante, disposeront une grande table.

Pendant ce temps, les femmes s’affaireront autour des récipients, prévoyant torchons, sel et épices.

Le sang de l’animal sera précieusement recueilli dans une terrine. Le porc, une fois nettoyé,

deviendra boudins, saucisses, jambons, …

Il faudra fêter l’événement comme il se doit.

La grande table sera dressée.

Le vin du Tursan, vendangé l’an passé, coulera dans les verres.

Il accompagnera jambon, purée de châtaignes ou omelette aux cèpes séchés.

A coup sûr, cela rassasiera les travailleurs et étanchera leur soif.

« Quelle belle journée en perspective », se dit-il.

Une fête qui viendra rompre avec la monotonie quotidienne.

Qui sait, peut-être même que Léonie sera là.

Paul trouvait Léonie jolie. Jolie mais aussi dure à la tâche.

Une femme comme celle-là rendrait vie à cette maison et son hôte.

Il soupira de nouveau.

Son regard se perdit sur l’horizon.

Au-delà des collines, le soleil couchant faisait rougeoyer les Pyrénées.

A suivre…

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