C’est un endroit étrange, il appartient à tout le monde, c’est l’estran.
Et ici, l’estran l’est encore plus car il n’est pas l’endroit où la mer se contente de monter et descendre, c’est aussi l’endroit où l’eau salée cède la place à l’eau douce, c’est l’estuaire.
Le vieux bonhomme regarde la mer se retirer, un crayon AB à la main et un format A3 sur les genoux. Il est assis, étrange lui aussi, sur ce muret qui longe le sable salé, juste au- dessus de la laisse de marée haute.
Il a tracé deux horizontales dans le tiers de la feuille et il trouve, quant à lui, que c’est terminé comme dessin. Ah non, quand même, et il rajoute une petite verticale, sous l’horizon : oui, voilà ! La P’chade commençait à découvrir ses algues noires sur le platier, il verrait quoi dessiner quand elle serait libre d’eau.
– Ah ! Salut père Machin !
Le vieux lève la tête et, contre le soleil levant qui colore de silence la plage, il aperçoit les deux silhouettes, pieds nus dans le sable. Il repousse son chapeau déformé, accommode sa vue entre ses sourcils et regarde passer les deux gars. Il sait que pour eux, jeunes branleurs, tous les vieux du patelin s’appellent « père Machin ». Il reconnait Al le costaud et son frère-demi-frère ou je ne sais quoi. Un garçon d’une quinzaine d’années qui porte à chaque main une belle brosse de 10. Al se coltine deux pots de peinture et ils s’en vont par là-bas en semant derrière eux la trace de leurs pas sur le sable gris de la marée descendante.
« Vont pas aux crevettes, ces deux-là. »
Et hop, il rajoute deux petits bonhommes sur son dessin avant de relever les yeux et de se dire, comme à chaque fois, qu’on la voit jamais se retirer mais qu’elle le fait bel et bien, la mer sur l’estran.
« Paraît qu’ils peinturlurent n’importe quoi un peu partout. Paraît qu’ils sont un peu tapés ces deux-là.» Et ça le fait sourire, heureux de savoir qu’il y en a des comme eux, tandis que ses yeux courent sur la ligne d’horizon.
Une ligne sombre sépare maintenant le jade du ciel de l’argent des eaux. Il souligne un One le trait sur son dessin, du côté droit de la feuille, du côté du large, là-bas à l’ouest, du côté de l’infini et de ses diables.
Les deux autres abordent le platier. La P’chade montre maintenant ses algues noires et ils vont prudemment vers la balise, le trait vertical de son dessin.
« Tu vois ils vont longer les huitres, laisser les trous à crevettes sur leur gauche et suivre la sente sans les algues ».
Il parle à un petit bonhomme qu’il sait assis à sa droite avec ses cheveux blondinets et ses sandales rouges qui ne touchent pas le sable. Enfin… Ce n’est pas vraiment un petit gars, c’est celui qui vit dans son ombre depuis toujours, mais il lui parle quand même.
« Mon avis c’est qu’ils en ont après le poteau au bout du platier », dit-il au petit.
Le gamin, les pieds ballants sur le muret, lève la main, index pointé : le trait sombre sur l’horizon s’est épaissi. Alors le vieux, de son crayon presque parallèle à la feuille souligne cette ligne. Il songe encore un peu aux diables, à l’ouest, tout ce qui se racontait au village et qu’il a eu besoin d’aller voir.
Son crayon reste suspendu, au-dessus du format A3. Quand il avait les cheveux blondinets, Il croyait que de l’autre côté de l’estuaire c’était l’Amérique. Plus tard Il est allé voir mais, non c’était pas l’Amérique. Alors il a poursuivi son chemin sur l’océan. Il est sorti du pays des marées, Il s’en est allé sur son bateau, droit vers l’ouest. Il y avait des diables, de beaux diables !
Le ciel, la mer et lui.
« Et puis je suis revenu.
J’ai tout aimé.
Partir, naviguer, revenir. »
Le petit, dans son ombre du soleil matinal, sait tout cela, il a accompagné le dessinateur partout. Partout il a caressé le monde de ses yeux de trois ans, partout il a su lui donner ce regard de l’enfance.
Ils sont arrivés au pied de la balise et n’ont pas tardé à se mettre au travail. Le plus costaud portait l’autre sur ses épaules, debout pour commencer, puis assis et il tenait le pot de peinture, la brosse de dix montait et descendait.
Voilà deux autres silhouettes sur le dessin et, de nouveau, ce trait qu’il épaissit mais un peu plus bas que l’horizon, cette fois-ci. Et puis, ma foi pourquoi pas, le vieux pose le bout de la jetée du port d’échouage, toujours côté droit du dessin. « C’est là qu’on sautait à marée haute. Tu te souviens ? ». Le petit se love un peu plus dans l’ombre du dessinateur. Il se rappelle le goût de noisette des crevettes vivantes.
Octobre doré…
Et celui de l’huître verte.
Janvier glacé…
Le crayon court sur la P’chade… les algues… et repart sur la gauche.
Soleil blanc.
Le trait noir du mascaret qui remonte l’estuaire est devenu blanc sur les eaux brunes et, comme le crayon, il court de l’ouest vers l’est, de l’infini vers le soleil qui monte
– Dis-donc, c’est pas qu’un mascaret, et le vieux dit ses mots de sa voix râpée par le tabac et les ordres donnés aux quatre vents.
Il rajoute :
– C’est du gros, ça vient du large.
Et le petit lui murmure :
– C’est le moment, viens.
– Oui.
Il dessine encore quelques traits, deux personnages au premier plan et les voilà partis. Étrange couple sur l’estran.
Le dessin reste sur le muret. Ils vont vers la balise peinte couleur or tandis que la vague va arriver sur la jetée et que les deux, là-bas, prennent leurs jambes à leur cou et cavalent vers la plage.
Mais, bon, des pieds nus qui glissent sur les algues ne vont pas aussi vite qu’une bonne vague bien blanche qui possède la force des eaux du large. Et les voilà rattrapés à mi-chemin, la balise émerge mais il y a de l’eau et la vague les met cul par-dessus tête et les pousse vers le bord.
Ils sont jeunes, vigoureux et se moquent de tout. Alors ils finissent à quatre pattes, trempés comme des soupes, accrochés à ce qu’ils peuvent.
Et la mer se retire.
Il y a du pot pour la canaille. Ils sont un peu sonnés aussi.
– Ben, putain, elle était belle celle-là !
La grosse main du costaud n’a pas quitté la peau du dos du petit, il le soulève, tout va bien. Puis il le relâche et l’autre se refait un plat ventre dans les algues et le restant de l’eau. Il a toujours une brosse dans la main droite et, dans la main gauche, un vieux chapeau.
– Au moins un mètre cinquante, tu crois pas ? Et rapide la pute !
Il rigole à son compère. Lui, il a lâché les pots mais le boulot est fait, non ?
– C’est quoi ce truc ?
– Il était sous mon ventre.
Ils regardent tout autour, la mer s’est retirée, l’estran est redevenu l’estran, la balise brille, rien d’autre. Alors, ils se relèvent et s’en vont vers le sable sec.
Le format A3 est posé sur le muret, sous une pierre. Le crayon AB est là lui aussi.
– Où il est le père Machin ? demande le gamin.
On voit bien les traces de pas, deux grands pieds chaussés et deux petits, nus. Et puis plus loin, il n’y a plus que les deux grands pieds.
– C’est son chapeau que t’as là. Regarde ça.
Il se baisse et ramasse deux petites sandales rouges. L’autre pose sa brosse et prend le dessin :
– C’était avant la vague, fait le grand.
– Pourquoi il y a ces deux personnes sur le mur? Il était tout seul, non ?
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