porte

Derrière les yeux d’Anna, Alicia

Samedi 27 septembre: 07h13. Puits de l'Auture

Il m’arrive souvent de me promener par delà la falaise. La plupart du temps je marche, d’autres fois je prends racine sur ce petit banc en bois que le sel a rongé, Il se situe juste en face de la mer, au pied des rochers. La vue y est splendide. Alors parfois je m’y assieds et je passe de longues minutes à regarder les vagues se déchaîner, à ressentir les impacts du vent dans ma poitrine, ainsi qu’à contempler les nuages. Il m’arrive parfois de m’imaginer sous quelles formes ils vont finir par se révéler… C’est idiot.

Cette fois-ci c’était différent, je crois que je n’avais pas vraiment d’autre endroit où aller. Je dirais même que mon coeur m’a porté jusqu’ici. Me voilà donc seul, ici, à seulement quelques mètres du petit banc, devant ce gouffre immense. Je regarde la pluie tomber dans ce trou des enfers et j’imagine mon corps emporté par ces lourdes vagues qui viennent violemment s’écraser contre la roche. La vie doit être si calme après la mort… Et si je franchissais le cap ? Si je sautais ? La mer ne ferait qu’une bouchée de mon corps et je pourrais m’endormir paisiblement… Non. Ce serait trop facile. Pourquoi se résoudre à la mort alors que la vie fut si belle ? Que faire. Je suis tiraillé entre l’envie de me laisser aller à ces eaux sombres et celle de tenir bon encore un peu. Comme suspendu au dessus du vide je ne peux m’empêcher de m’imaginer ce qu’aurait pu être ma vie si je ne l’avais pas rencontrée.

Je suis un homme solitaire, certains m’appellent Marc, mais vous pouvez m’appeler Marcus, c’est mon véritable prénom. J’ai passé plus de la moitié de mon existence à vivre intensément, 17 ans dans l’armée à sillonner les terres afghanes ainsi que 15 ans dans l’humanitaire au Tchad. Je suis reporter sans frontières. Un grand passionné d’art et d’histoire. Ma famille, du moins le peu qu’il me reste, vous dirait très certainement que mon cerveau a complètement disjoncté. Que la guerre m’a rendu dingue. Ma mère aurait très certainement préféré que je devienne l’un de ces gentils petits « parigots », mi bourgeois, mi bobo, photographe dans le onzième arrondissement de Paris.

Malheureusement pour elle, je suis un homme d’action, un homme de terrain.

Personnellement, j’ai un autre point de vue sur la folie dont on m’accuse. Je pense que ce sont les personnes qui n’ont rien vécu de ces hostilités qui se voilent la face. Ces gens vivent dans l’ignorance, ont des vies bien rangées, revivent les mêmes erreurs que leurs paternels. Les cercles se répètent de génération en génération pendant qu’à un autre bout du globe des familles entières s’éteignent sous les bombes. Je sais de quoi je parle, j’ai vu des choses affreuses, des choses dont on ne se remet que difficilement. Vous savez, lorsqu’on lit le véritable désespoir dans les yeux d’une mère démunie tenant les corps sans vie de ses enfants ternis par la poussière… On ne voit plus la vie de la même façon. J’ai vraiment réalisé à quel point l’humain pouvait être atroce. Mais bon, passons.

A cinquante deux ans, mes bons et loyaux services m’ont permis de prendre une retraite anticipée. Cela fait maintenant trois ans que je vis à quelques centaines de mètres de la plage du Platin, dans la petite ville balnéaire de Saint Palais sur Mer. Les hivers y sont longs et monotones, les étés vivants et chaleureux. Je me complaisais dans cette petite vie routinière, peu de voisins, peu de bruit. Du calme. Enfin du calme. Rien ne me manquait. Ou presque. Seulement une main à tenir, un coeur à soulever. Seulement.

Ce n’était qu’une question de temps avant que je la trouve. Cette perle rare. Celle qui allait chambouler ma vie. Elle était si douce et si forte à la fois. Malgré notre différence d’âge je sentais qu’elle était particulière. De longs cheveux bruns aux reflets cuivrés parsemaient son visage et cachaient ses grands yeux noirs. Son teint était lumineux, doux, une vraie poupée de porcelaine. Nous nous sommes rencontrés totalement par hasard, elle vendait des fleurs sur le marché de Saint Palais sur Mer. Elle était tellement belle entourée de ses camélias. Pétillante. Solaire. Une véritable bouffée d’oxygène. Le hasard fait bien les choses. Parfois. Je l’avais abordée avec douceur et courtoisie. Ma mère était devenue mon excuse, si bien que tous les dimanches, je me rendais au marché afin de lui acheter un bouquet d’hortensia. Du plus loin que je me souvienne, je crois que ma mère n’avait jamais reçu autant de visite de ma part. Qu’est ce que je n’aurais pas fait pour apercevoir seulement quelques secondes son sourire.

Au fils des semaines, je commençais à avoir des informations sur cette jeune femme.

Anna. Elle s’appelait Anna.

Anna à notre rencontre avait vingt sept ans, elle ne portait pas d’alliance, seulement un petit médaillon autour de son cou qui ne la quittait jamais. Anna était simple, drôle, c’était une femme de lettre et de conviction. Nous avions ça en commun.

Elle était le genre de femme sur lequel on se retourne, son allure ne laissait personne indifférent. Ce qui émanait de son corps la rendait plus que séduisante. J’étais littéralement fasciné par sa beauté. Comme Gala pour Paul Eluard, je voulais en faire ma muse, la découvrir sous toutes ses coutures. Au fil des semaines, je l’apprivoisais avec délicatesse, je souhaitais prendre le temps de bien faire les choses, de semer un peu de moi dans son esprit. A force, j’étais devenu un habitué des lieux. Au bout de quelques mois le tutoiement entre nous n’était devenu qu’une simple formalité. J’essayais de la séduire avec humour, respect et bienveillance. Je suis intimement convaincu que c’est la meilleure façon de traiter une femme. Alors nous parlions de fleurs, des commerces alentours, de la Charente Maritime et de ses jolis coins sauvages. Au fil du temps nos discussions se sont faites plus longues, plus intéressantes, plus personnelles.

Et puis c’est elle qui, un dimanche ensoleillé, finit par m’inviter à prendre un café en fin d’après-midi. J’étais comme un enfant la veille de noël, à la fois surexcité et anxieux de la découvrir. Anna faisait ressortir en moi des sentiments enfouis depuis très longtemps. Moi qui ai toujours été quelqu’un de plutôt direct et entreprenant, j’étais devenu un petit garçon très intimidé par une jeune femme de plus de vingt ans ma cadette.

Ce premier moment à deux fut très agréable, je m’en souviens comme si c’était hier. Nous nous étions rendus dans l’un de ces petits restaurants qui longent le front de mer. Anna avait pris place à l’une des tables qui bordent la plage. Nous avions tout. Le soleil, la mer, le calme de l’automne. Je me rappelle avoir été surpris par sa joie de vivre et par la façon qu’elle avait de faire passer certains sujets tabous pour des choses très banales. De cette femme se dégageait tellement de charisme.

Au fil des discussions je percevais en elle quelque chose de touchant. Comme si la foudre avait déjà frappé son être et y avait laissé sa trace. C’était très intriguant. Nous avions alors poursuivi notre rencontre par une balade le long de la côte. Anna me paraissait, là encore, très à l’aise, naturelle. Une complicité entre nous était née, Nous avions échangé nos numéros en nous promettant de nous revoir rapidement. Les mois passèrent, les rencontres s’enchaînèrent et nous devînmes de plus en plus proches. Nous étions faits l’un pour l’autre. C’était écrit. Puis vint ce fameux jour. Le jour où je m’étais promis de prendre mon courage à deux mains. C’était un vendredi soir et j’avais invité Anna à dîner. Elle m’avait lancé le défi de cuisiner pour elle. Moi qui ne suis habituellement pas du tout porté vers la cuisine, j’étais ravi qu’elle me challenge. Après une longue réflexion je décidais de lui concocter un menu audacieux pour un novice comme moi : salade de gésiers avec son foie gras poêlé en entrée, dorades à la provençale accompagnées de légumes de saison et café gourmand pour le dessert. Cela m’avait demandé la journée entière de préparation.

La nuit tombait et j’étais paniqué à l’idée que ce que je lui avais préparé ne lui convienne pas. Je misais beaucoup sur cette soirée. Tout était prêt. Une jolie table dont le centre était orné de bougies de différentes tailles, une ambiance tamisée, le tourne disque en marche… Pour l’occasion, je voulais lui faire une attention toute particulière. Quoi de mieux qu’un bouquet de fleurs pour une femme passionnée de floriculture ? J’avais pris soin de confectionner un bouquet dont les fleurs avaient une signification particulière.

Après avoir entendu sa voiture se garer, je me souviens l’avoir aperçue à travers les persiennes. Elle était magnifique.

Au moment où elle arriva nous pouvions entendre en fond sonore Slow dancing in a burning room de John Mayer. Elle franchit la porte avec assurance et son sourire me désarma. J’étais, une fois de plus, bouche bée de la voir aussi radieuse. Elle portait une robe noire cintrée dont la coupe échancrée laissait entrevoir le bas de sa cuisse droite. Ses escarpins en daim allongeaient naturellement ses jambes et galbaient ses jolies formes. Je l’aidai à enlever son manteau et lus dans son regard qu’elle était intriguée de découvrir mon intimité. Ses yeux étaient partout.

Nous parlions du froid de l’hiver pendant que je retournais aux fourneaux et son regard s’arrêta sur les camélias que je comptais lui offrir. Elles étaient accompagnées d’un petit mot « Tu le sais déjà non? ». Anna arriva vers moi le bouquet à la main et l’air gênée en me demandant si elles lui étaient destinées. Quelle idée ? Bien sûr qu’elles étaient pour elle. J’acquiesçai d’un sourire.

Elle savait très bien quelle était la signification de ces fleurs mais me posa quand même la question. J’étais si gêné de lui répondre, mais I’évidence était là. Je rapprochai mon visage du sien et me mit à lui susurrer dans le creux de l’oreille «Tu es belle à en mourir… Tu le sais non? ». Anna rougit et me remercia maladroitement.

 

C’est à ce moment là qu’un malaise s’installa. Avais-je été trop loin? Ou trop rapide ? N’avais-je pas bien compris ses signaux ? Cent mille questions se bousculaient dans ma tête. J’essayais de me raisonner en me concentrant sur la cuisine qu’il me restait à faire. Au fil de la soirée une atmosphère lourde et pesante se fit ressentir. Je trouvais Anna effacée, mal à l’aise. Elle passait son temps à toucher son médaillon et les discussions n’étaient plus si évidentes qu’auparavant. J’ai dû être trop entreprenant. Trop insistant. Je ne savais plus comment me comporter en sa présence. La soirée prit fin assez rapidement. Ce n’est seulement qu’après le dessert qu’Anna me partagea ses impressions sur le repas. Elle me remercia et me félicita timidement puis me fit part de son désir de rentrer.

Ce fut le coup de massue. Mes espoirs étaient ruinés, en miette. Avais-je donc idéalisé cette rencontre ? Et mal interprété ses sourires ?

Malgré tout je restais droit. Je pris sur moi pour donner l’illusion que tout allait bien et je la raccompagnai jusqu’à sa voiture. Il faisait nuit noire et je ne percevais de son visage qu’une ombre à peine éclairée par le réverbère de la rue. Le vent glacial de l’hiver caressa ma peau jusqu’à m’en donner la chair de poule. Anna, gênée, avança sa joue vers la mienne pour me saluer, le contact de sa peau me fit frissonner de nouveau. Elle se retira doucement et dans un geste soudain elle saisit ma main et la posa sur son coeur. Les résonances au creux de sa poitrine étaient semblables à de grands coups de tonnerre. Mon sang ne fit qu’un tour. Moi qui pensais être seul à ressentir quelque chose.

Je n’eus à peine le temps de réagir que ses lèvres étaient déjà posées sur les miennes. Puis comme si j’étais en quelques secondes devenu dépendant à ses baisers, j’avais le désir immédiat d’y goûter à nouveau.

Comme dans une comédie romantique je glissai l’une de mes mains dans le creux de son cou et l’embrassai de tout mon amour. Les larmes se mirent à envahir le bord de mes yeux. J’étais tellement heureux. J’avais tellement d’amour à lui donner. Je voulais qu’elle ressente à quel point elle était spéciale.

Même si j’en voulais encore plus, même si je désirais la posséder, lui faire ce qu’aucun homme n’avait fait pour elle auparavant, je la respectais trop pour la dévêtir ce soir-là.

Et pourtant. Dans l’élan de notre fougue je ne pus m’empêcher de l’imaginer mienne. De mon côté comme du sien les pulsions furent trop fortes. Nous nous dirigions vers le pas de ma porte et dans l’action, Anna brisa l’un de ses talons. Cela nous a valu un bon fou rire. Nous continuions de nous saisir l’un et l’autre de fièvre et de tendresse jusqu’à ma chambre, à ce moment là John Mayer tournait encore en fond sonore. Cette nuit fut radieuse, torride. Je la désirai depuis des mois et cette soirée avait de loin dépassé toutes mes espérances. Après avoir passé de longues minutes à goûter à la sève de notre passion nous nous endormîmes dans les bras l’un de l’autre, sa tête dans le creux de mon cou, mon corps entourant le sien.

Quelle belle soirée.

Ce sont les grondements de l’orage qui m’ont brutalement sorti de mon sommeil. La pluie tombait à torrent et le vent soufflait à vive allure. Je me suis réveillé en sursaut, où était Anna ? Les draps semblaient encore chauds et la place qu’elle occupait dans le lit était bien vide. Je me mis à parcourir les pièces de la maison afin de la trouver mais Anna restait bel et bien introuvable. Il m’a fallu un long temps d’arrêt avant de réaliser qu’elle n’était plus ici. Ses affaires avaient disparu, elle s’était volatilisée, sans bruit. Je pris quand même le temps de vérifier sur mon téléphone si elle m’avait laissé un message. Toujours rien.

Elle a sûrement préféré rentrer ?

C’est avec la gorge serrée que je me dirigeai vers la cuisine en quête d’un peu de réconfort. Un bon café me permettrait sûrement d’y voir plus clair. Les yeux à peine ouverts et la tasse à la main j’aperçus sur la table basse du salon le bouquet de camélias encore emballé. L’avait-elle oublié ? En me rapprochant, je découvris une lettre à peine dissimulée sous les fleurs :

 « Marcus, merci pour ce merveilleux moment, CES merveilleux moments. Tu as su me faire oublier pendant plusieurs instants ces souffrances qui me rongent l’existence. Cette douleur m’est propre et tu n’en as en aucun cas la cause. Je n’aurais jamais dû aller si loin avec toi je me l’étais pourtant promis mais c’était plus fort que moi Je suis intimement convaincue que certains êtres sont faits l’un pour l’autre et s’attirent comme des aimants. L’alchimie c’est quelque chose que l’on ne contrôle pas.

Aujourd’hui trop de mal a été fait et je ne veux pas prendre le risque de faire souffrir une autre personne et encore moins toi. Alors s’il te plait, garde en toi ce souvenir de nous. Le souvenir de cette nuit si radieuse. De nos rencontres et de nos balades sur la côte Tu es un être exceptionnel. N’en doute jamais. Je t’aime. Je sais que toi aussi, tes yeux me l’ont montré à plusieurs reprises.

Aujourd’hui je dois partir. Tu te demanderas sûrement pourquoi et tu auras raison de te poser la question. Mes vieux démons m’ont rattrapée, je ne voulais pas t’en parler par peur que tu t’éloignes mais c’était une grosse erreur.

Je suis atteinte d’un glioblastome. Il y a quatre ans, une énorme tumeur s’est logé dans mon système nerveux central et ne cesse de s’accroitre. J’en suis déjà à un stade très avancé. Aucune opération n’est possible et aucun traitement n’est envisageable. Je pensais réussir à te le cacher mais mon corps aurait fini par me trahir. Tu étais ma bouée d’oxygène, mon échappatoire. Mon état se dégrade de jour en jour il n’y a rien que tu puisses faire à part continuer à vivre ta vie comme avant. Je ne veux plus vivre ainsi.

Pardonne moi.

Anna. »

Samedi 27 septembre: 07h13. Puits de l'Auture

Alors me voilà, près de ce gouffre. A me demander quel sort je vais bien pouvoir réserver à ma vie. Vivre ? Mourir ? Où est ma destinée ? Je prie de toutes mes forces pour qu’elle soit seulement partie et qu’elle ne se soit pas donnée la mort. Les larmes coulent le long de mes joues, et me voilà à genoux, trempé par cette pluie glaciale. De colère et de désespoir, je voudrais pouvoir hurler au monde ma douleur.

Et pourtant. C’est l’espoir de la revoir qui m’a maintenu en vie. Au fond des abimes, j’ai trouvé le courage de prévenir les autorités. Il fallut ensuite patienter…

On retrouvera le corps d’Anna trois jours plus tard, échoué sur la plage de la grande côte. Ses funérailles furent très émouvantes. Des tonnes de fleurs parcouraient la petite chapelle des aviateurs…

Après ce douloureux épisode, la vie suivit son cours. J’essayais de me reconstruire avec le temps.

Trois ans plus tard, j’avais refait ma vie avec une autre femme, Mathilde.

Mathilde fut d’un soutien sans faille pour m’aider à traverser tout ça. Je l’avais rencontrée dans cette période difficile qu’est le deuil. Elle-même était veuve et comprenait parfaitement ma douleur. Avec le temps nous avions appris à nous apprivoiser, à nous connaître. Nous étions heureux, amoureux. Mais cela ne m’empêchait pas de penser souvent à Anna.

Avec Mathilde nous avions trouvé une petite maison à La Palmyre. Le jour du déménagement, en me saisissant de ma table de chevet, je perçus une lueur entre la plinthe et le mur. Je rapprochai mon visage pour essayer de voir ce qui s’y trouvait et retirai de la petite cavité une chaîne en or. Au bout de cette chaine se trouvait un médaillon. C’était celui d’Anna. Une vague de chaleur envahit mon être. Du bout de mes doigts je le retournai avec délicatesse et c’est avec plein d’émotion que se dévoila à moi les phrases qui y étaient gravées :

« L’amour naît là où les fleurs s’éveillent. Derrière chaque femme se trouve une fleur. »

Ce fut mon dernier souvenir d’Anna.

-FIN-

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