Encore quelques minutes pour laisser au feu le temps de bien prendre et je rajouterai cette branche toute biscornue trouvée au bord du chemin. Bientôt les braises seront parfaites. Lorsque mes amis reviendront avec tout ce qu’il faut pour accompagner nos côtelettes d’agneau recouvertes de fleurs de thym, nous aurons juste le temps de siroter un petit verre de rosé avant de nous régaler.
En attendant, je m’assieds un peu sur un rondin de bois car après avoir marché tout l’après-midi dans la forêt de la Coubre, j’ai bien envie d’une petite pause.
En fait de pause, la chaleur du feu aidant, je me sens gagner par une douce torpeur.
Je m’efforce cependant de résister au sommeil en observant cette drôle de branche aux formes étranges.
Subitement, elle semble s’animer et ce qui ressemble à un long cou surmonté d’une tête de cheval paraît se redresser et une voix caverneuse retentit, comme à l’intérieur même de mon crâne.
« Nous étions autrefois les maîtres du monde. Sur terre, nous pouvions vaincre par les flammes les armées les plus puissantes. Sur mer, notre souffle embrasé pouvait faire sombrer la plus invincible des armadas. Dans les airs nous n’avions aucun rival.
Nous les dragons, nous dominions toute la création, mais surtout nous régnions en maître sur l’imaginaire des hommes.
A leurs yeux, nous étions le mal incarné. Pour lutter contre l’effroi que nous leur inspirions, ils nous ont mis en scène dans toutes sortes de légendes.
Aux côtés des aigles, nous figurions déjà sur les étendards des légions romaines.
Chez les peuples Celtes, la lignée royale de Pendragon s’attribuera le symbole de notre puissance.
Les chrétiens du Moyen Âge feront de nous l’image de la Bête maléfique incarnant Satan et glorifieront le combat mené contre nous par Saint Georges et Saint Michel.
Mais c’est bien dans les religions que nous trouverons un regain de force : Dans les feux de la « Sainte Inquisition » catholique ou dans la barbarie islamiste.
Avec l’arrivée des temps modernes, des esprits forts mettront en doute la réalité même de notre existence en nous reléguant au vulgaire rang de superstitions et croyances arriérées.. Cette époque semblera ainsi marquer la fin de notre emprise sur les esprits crédules.
Comme nous tirions notre vie des croyances des hommes, nous nous sommes alors physiquement affaiblis et nous avons cessé d’apparaître aux humains sous notre terrible enveloppe charnelle de jadis.
Mais nous n’avons pas disparu, nous nous sommes adaptés en nous dématérialisant et en nous concentrant sur les fondements essentiels de notre existence : l’orgueil, la soif de pouvoir et de domination, le fanatisme.
C’est ainsi qu’en influençant l’esprit de certains dirigeants des hommes, nous nous sommes lancés dans une nouvelle conquête du monde
Ankara, Brasilia, Budapest, Damas, Moscou, Pékin, Pyongyang, Washington…
Partout nous gagnons des territoires même si nous restons encore invisibles.
Nous sommes cependant conscients que cette conquête est fragile du fait même de nos excès et de nos outrances.
Nous le savons déjà, des hommes de bonne volonté se dresseront de plus en plus nombreux pour dénoncer nos méfaits et nous combattre. Tolérance, bienveillance et générosité seront leurs armes.
Sans doute perdrons- nous cette nouvelle bataille.
Nous devrons alors nous replier, retourner dans l’oubli en attendant de retourner à l’assaut, peut-être sous une autre forme, par exemple sous l’aspect d’une branche toute desséchée et biscornue…
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