Il fait encore chaud en cette fin d’après -midi de juillet. Les autres se rafraîchissent bruyamment dans les vagues, s’aspergent en criant comme des gamins. J’ai préféré m’isoler pour me reposer à l’ombre sur l’herbe et contempler le magnifique décor qu’offre la plage du Platin : les rochers, la plage abritée, le sentier qui mène jusqu’à la grande-côte, le phare, les belles villas d’avant-guerre et bien sûr, au fond les fameux carrelets.
Nous repartirons dans une petite heure afin de poursuivre notre randonnée jusqu’au camping où nous ferons une brève étape. Nous nous efforçons de garder un rythme soutenu pour atteindre Biarritz en un minimum de temps. Nous avons marché d’un bon pas depuis notre départ des côtes Morbihannaises, la fraîcheur nous accompagnait et nous ne souffrions pas… mais la canicule qui sévit actuellement sur la Charente Maritime nous a surpris et la fatigue se fait sentir, surtout pour moi, le doyen de l’aventure ! Je reconnais, que, même bien entraîné toute l’année et avec une hygiène de vie impeccable, je reçois de plus en plus de signaux d’alarme de mon pauvre corps et surtout de mes articulations mises à mal. Mais mon amour propre est en jeu et je redouble d’efforts sans me plaindre devant mes jeunes compagnons de route qui m’ont gentiment surnommé » le vieux »!
Je descends l’escalier qui mène au Pont du Diable. Plus personne sur les rochers, c’est bientôt l’heure du dîner pour les vacanciers. Le soleil a bien baissé et on respire enfin ! Je savoure le calme et la beauté du lieu et respire à pleins poumons l’air marin, puisse t-il me redonner quelques forces! !
Tout à coup, je sens le sable humide s’enfoncer sous mes pas et avant que je puisse réagir, me voilà aspiré et propulsé dans un trou profond, une sorte de gouffre dont les parois rocheuses sont hérissées d’aspérités pointues et menaçantes. Une chute vertigineuse qui m’entraîne au fond d’un puits. La douleur est fulgurante, horrible, insoutenable et je remarque tout de suite l’angle improbable formé par mes jambes : c’est sûr qu’elles sont cassées, luxées, c’est insupportable ! J’essaie de hurler mais du fond de ma grotte, qui pourrait m’entendre?
J’ai dû m’évanouir un moment car lorsque je reprends conscience, je m’aperçois qu’en haut, la nuit est tombée. Pas de bruit, même pas le cri des mouettes, un silence angoissant. Impossible de bouger les jambes, de trouver une position qui me soulagerait…Bien sûr je n’ai pas mon téléphone portable, mais les autres vont bien finir par s’inquiéter en trouvant mon sac à dos abandonné sur l’herbe. Peut-être ont ils déjà donné l’alerte ? Je n’ai plus qu’à patienter et attendre les secours.
Un bon moment est passé. Là- haut, par l’ouverture, le ciel est sombre, quelques étoiles sont apparues, qui me narguent en silence. Une colère sourde monte en moi : Qu’est-ce que je suis venu faire dans cette galère ? Dans ce raid qui n’est plus de mon âge? Qu’est-ce que je suis venu me prouver ? Au lieu de rester avec ma femme et ma fille qui se désolait de fêter son anniversaire sans moi !
J’ai passé tout mon temps, tous mes loisirs à faire du sport, à courir en sortant du bureau… Même sous la grêle ! Refusant toute invitation, toute sortie qui aurait pu me détourner de mon régime draconien et de mon entraînement ! » Quel bonnet de nuit » ! Devait penser mon entourage et sans blague, certaines personnes devaient bien ricaner dans mon dos et se dire que je refusais de vieillir, que je passais à côté de tout, des plaisirs de la vie, des distractions en famille et de tout ce qui agrémente le quotidien !
Oui, pour moi, le plaisir était de finir en tête le marathon, d’améliorer mes temps, de partir faire du vélo le dimanche après-midi, de rentrer tard le soir, fourbu, la maison silencieuse, un mot sur la table de la cuisine pour me tenir au courant de telle ou telle nouvelle. Ma femme et ma fille partaient au cinéma ensemble, se conseillaient des romans, en discutaient ensemble ou avec les amis et moi, complètement en dehors des échanges, je les laissais pour enfiler mes baskets préférées et mon équipement hors de prix… Pour aller affronter les éléments…
Ridicule, voilà ce que j’étais ! Avec mes compléments alimentaires, mes vitamines, mon eau minérale, mon régime sec!
Au fond de mon trou, entre deux périodes de somnolence ou d’évanouissement, je ne sais pas trop, je remonte vers mes souvenirs d’enfant gâté par des parents émerveillés de ce fils unique : les vacances, les petits voyages, le camping de la Palmyre, les films à la télévision, les après-midi à la fête foraine, les glaces à la vanille, la Barbapapa…
A ces évocations, mon estomac vide se tord dans tous les sens, au bord de la nausée. Depuis quand n’ai je pas dégusté une bonne glace à la vanille, ou à la fraise ? Une de ces glaces sur le front de mer de Royan, chez Lopez ? Enfant, devant tous les parfums proposés, je restais hésitant pour finir invariablement par choisir une » vanille fraise »!
Une vision de tarte aux prunes, de celle de chez « tarte aux prunes » à Saint-Georges-de-Didonne, me fait saliver… Que donnerais je pour une petite part de tarte aux prunes, la pâte bien croustillante, bien beurrée, les prunes sucrées et juteuses ! C’est un supplice, une terrible épreuve, je commence aussi à avoir très soif . Une » menthe à l’eau » fraîche, sucrée… J’en boirais un litre sans m’arrêter !
Soudain, les yeux tristes et déçus de Laura, ma fille, m’apparaissent, je viens de lui apprendre que je serai absent pour son anniversaire à cause de ce raid justement : » Tu n’es jamais là ! Tu me manques, papa ! On ne fait rien en famille, c’est trop triste ! Tu as raté tous mes spectacles de danse, tous mes anniversaires ! Les autres filles avaient leurs parents, ensemble! »
Puis les yeux de ma mère, seule depuis le décès de mon père, implorants une petite visite, un coup de téléphone ,un mot. Elle qui a tant fait pour moi, pour que j’aie toujours le meilleur ! Les ai- je seulement remerciés, mes parents ? Mon indifférence, mon ingratitude, mon orgueil, quelle folie, quelle bêtise, quelle attitude stupide !
Puis, le regard de Françoise, ma femme, qui s’occupe seule de la maison, des factures, des études de notre fille, des tracas quotidiens. Elle gère tout, seule, sans se plaindre, sans me critiquer. Mon égoïsme, mon égocentrisme, me donnent envie de vomir, je n’ai que ce que je mérite ! Croupir au fond de ce trou et disparaître et ne manquer à personne ! Même mon chien ne me regrettera pas ! Lui qui aimait tant courir à mes côtés et que j’ai totalement délaissé depuis qu’il a vieilli… Un petit tour du pâté de maisons avec moi, aurait suffi à son bonheur, mais c’est Laura qui s’en chargeait désormais puisque je n’étais jamais à la maison et si j’y étais, je n’étais guère disponible.
Un père et un mari indigne, un fils ingrat, quel réjouissant portrait ! Et maintenant les deux jambes brisées ! Et si je ne remarchais jamais plus ? Mais non, un bon chirurgien, de la
rééducation intensive, ajoutés à ma bonne condition physique, tout ça me remettra en forme et bien entouré, me permettra de faire une pause bénéfique et de renouer avec mes proches et avec les quelques amis qui me sont restés fidèles.
Mon esprit divague, la douleur s’est atténuée, je ne sens même plus mes jambes, je » flotte » un peu au-dessus de mon pauvre corps disloqué que je visualise au fond de la crevasse. Quelle gloire ! Ce visage émacié, ces cernes sombres et ce début de barbe qui me donne une si mauvaise mine, mes vêtements sales et déchirés …
Françoise aura de la peine, au début, puis surmontera vaillamment l’épreuve, sa fille à ses côtés, puis refera sa vie… avec un mari plus présent et attentif. Laura va grandir, avoir un travail, une voiture, rencontrer un gentil garçon. Elle aura des enfants que je ne connaîtrai pas, la terre tournera, les jeunes copains battront des records, je ne manquerai à personne et j’aurai raté ma vie, ce petit passage si bref sur terre qu’il faut pourtant optimiser… Et tout ça pour des coupes et des médailles qui prennent la poussière au fond du garage ! Des réussites, des victoires, quelle dérision ! Je suis passé à côté de tout, à côté de ma vie.
Je sens que je perds peu à peu conscience, je me sens faiblir et glisser vers l’entrée d’un tunnel éclairé aux néons … Serait ce le fameux tunnel dont on parle ? Je me laisse aller, fataliste. Mon père et mes grands parents maternels sont là, ils me regardent arriver à leur hauteur : mon père a son regard sévère, mes grands parents un air déçu. Ils ne sont pas fiers de moi apparemment et ils ont raison ! » Tu peux encore te rattraper ! » Me lance durement mon père, » retourne d’où tu viens et reprends ta vie au mieux ! En un mot, montre toi humain ! »
Décontenancé, désorienté, je me mets à ramper en sens inverse dans le tunnel, pour rejoindre mon lieu de souffrance. Il y fait plus clair, des bruits, des cris de mouettes et des paroles indistinctes d’abord, puis, de plus en plus claires et compréhensibles : » Il était drôlement fatigué le vieux pour s’être endormi comme ça, assis contre son sac à dos ! Il ne va jamais tenir le coup, c’est sûr et il va nous retarder ! »
Dans un grand frisson, je reviens à la réalité. J’ouvre les yeux, examine mes jambes qui sont intactes, la mer face à moi, le phare, les villas et les carrelets et je me souviens…
Ma décision est prise, je me lève lentement, tout courbatu et annonce aux jeunes qu’ils peuvent partir, que j’arrête là et que je retourne chez moi par le train de Royan. Ils me semblent soulagés et pas mécontents de se délester d’un poids encombrant ! Saisissant mon téléphone, j’appelle ma fille pour lui dire que je renonce au raid et que je serai avec elle pour fêter ses quinze ans. Un » hourra » de bonheur éclate à mon oreille : » c’est le plus beau cadeau que tu pouvais me faire ! Maman et mamie vont être si heureuses aussi! » Laura, j’arrête tout, la vie va changer, terminées les compétitions, terminés les entraînements intensifs, je veux être plus proche de ma famille ! Vous m’avez tant manqué! »
Une année plus tard, en vacances du côté de Saint-Palais-Sur-Mer, nous sommes de retour sur la plage du Platin, en famille cette fois. Le chien, tout content de cette jolie promenade marche doucement à mes côtés. Laura et sa mère sont en train de se baigner. Je retourne vers les escaliers du Pont du Diable, aux alentours, le sable est lisse, uniformément lisse, tout est là, les rochers à gauche, les villas, le sentier, le phare et les carrelets à droite. Tout est à la bonne place .
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