Jour 1
Déjà la veille, le comportement de mon maître Benji m’a paru bizarre : au lieu de visionner sa dernière création de Beach-art sur la plage du Chay, il a allumé la télé pour écouter la longue intervention d’un personnage un peu compassé qui s’exprimait gravement, ignorant qu’à côté de lui, une personne se moquait de lui en se livrant à des mimiques saugrenues. En l’écoutant, Benji poussait de profonds soupirs et après avoir éteint la télé, j’ai bien vu qu’il était plongé dans de très sombres réflexions..
Et puis ce matin, au lieu de m’emmener faire une balade de reconnaissance sur une plage, Benji est parti seul en prenant le grand sac pour le supermarché. Lorsqu’il est revenu, j’ai tout de suite vu que c’était une pauvre récolte : De celles que fait mon maître lorsqu’il n’a pas pu beaucoup travaillé. : Je n’ai même pas vu les friandises en forme d’os que Benji me donne parfois en récompense. Par contre il y a plein de rouleaux de papier blanc que Benji range dans la petite pièce carrelée où il s’isole de temps en temps,. Je ne sais pour quoi faire.
L’après-midi, Benji passe son temps à parler dans son petit boîtier noir. Je reconnais certains noms familiers : ceux de voisins qui habitent à proximité dans le lotissement. Je ne comprends pas bien : Benji prépare quelque chose…
Jour 2
C’est l’après-midi, quelqu’un sonne à la porte. Bizarrement, Benji accroche une laisse à mon collier alors qu’il ne m’attache jamais sauf pour aller en ville, ce qui est exceptionnel. Au bout de l’allée qui conduit à notre petite maison, il y a Philippe qui habite avec Marianne quatre maisons plus loin. Philippe m’appelle et comme je l’aime bien, je n’hésite pas à le rejoindre. Il m’emmène vers le bois qui borde le lotissement. Je trouve étrange que ce ne soit pas Benji qui me promène, mais une balade, c’est toujours bon à prendre.
Lorsque nous arrivons à l’intersection d’un petit chemin, nous rencontrons une dame.
Je suis sûr que ce n’est pas Marianne, la compagne de Philippe, mais ce que je regarde surtout, c’est la superbe créature que cette personne tient au bout d’une laisse : Une magnifique gold retriever à la robe presque blanche, une cousine puisque moi je suis labrador ;
Philipe semble bien connaître la dame puisqu’ils se jettent dans les bras l’un de l’autre et se mettent à se frotter furieusement le museau.
Pendant ce temps-là, je fais connaissance avec ma belle cousine. Nous nous plaisons tout de suite et j’entame rapidement une danse de séduction, malheureusement un peu emberlificoté dans les deux laisses.
Au-dessus de nous, les deux bipèdes poursuivent leurs gesticulations en se serrant très fort et en poussant des petits grognements grotesques, mais je ne crois pas qu’ils se battent vraiment.
Et puis tout d’un coup, patatras, alors que je m’apprêtais à conclure avec ma belle cousine, ces deux nigauds ligotés dans nos laisses, tombent de toute leur hauteur sur le sol boueux.
Philippe surtout, a sali tous ses vêtements : c’est Marianne qui va être contente !
Hélas, cette chute met fin à cette double rencontre.
Chaque tandem se sépare en prenant des directions opposées, reverrai-je jamais ma belle cousine ?
Nous retournons vers la maison, Philippe sonne au portail que Benji ouvre à distance. Avant de me libérer, Philippe glisse un petit papier sous mon collier, que Benji récupère aussitôt.
Jour 3
C’est le début de l’après-midi, douillettement blotti sur ma couverture au coin du canapé, je m’apprête à commencer ma sieste quotidienne lorsque quelqu’un sonne à l’entrée. Comme la veille, Benji attache une laisse à mon collier ; Je suis content car je me dis que ce doit être Philippe qui m’emmène promener vers le petit bois où j’aurai la joie de retrouver ma belle cousine !
Grosse déception : ce n’est pas Philippe mais Marianne sa compagne.
Je me console en me disant qu’après tout, Marianne va peut-être aussi retrouver un bipède pour chahuter avec lui dans le bois et que peut-être il sera accompagné d’une congénère qui sera à mon goût
Mais pas du toutou ! Nous avons à peine entamé notre promenade que Marianne se lance dans un monologue ininterrompu auquel je ne comprends rien.
Elle est manifestement très énervée et semble me prendre à témoin. A plusieurs reprises, elle prononce le nom de Philippe avec colère. Elle semble vouloir lui reprocher des choses, comme Benji lorsque j’ai fait des bêtises. Le ton monte jusqu’à ce que Marianne se mette à sangloter.
Comme j’ai bon cœur, je lui fais une petite léchouille tout en me demandant quand nous allons enfin aller au petit bois. Se méprenant sur mon air interrogateur, Marianne me dit qu’elle est sensible à la qualité de mon écoute(??) Elle se calme et nous prenons le chemin du retour.
Arrivé à la maison, même petit manège que la veille, Marianne coince un petit papier sous mon collier, que Benji semble content de récupérer.
Jour 4
Evidemment ! je viens à peine de m’endormir que la sonnette de l’entrée me réveille et que Benji va ouvrir, prenant ma laisse au passage.
Cette fois c’est Josiane, la vielle dame seule qui habite 50 mètres plus haut dans la rue. Je la reconnais pour être passé plusieurs fois devant sa maison d’où, autrefois, s’échappaient souvent des aboiements suraigus qui me perçaient les tympans.
Vu l’âge de la dame, ça m’étonnerait qu’elle m’emmène à un rendez-vous dans le petit bois !
En effet, nous remontons cahin-caha la rue vers sa maison. Ce n’est plus de la marche, c’est de la reptation ! Elle n’a pas compris qu’un trottoir, c’est fait pour trotter !
Nous arrivons chez elle et là, elle m’invite à entrer en m’affublant d’un nom qui me ferait dresser les poils sur l’échine s‘ils n’étaient pas aussi ras : ‘’CHOUPETTE’’
Manifestement, elle fait un transfert avec la bestiole (chihuahua mâtinée de yorkshire) dont on voit partout la photo dans son salon entièrement voué à la couleur rose.
Mais quand même : moi, un vigoureux labrador dans la fleur de l’âge ne rêvant que de retrouver sa belle cousine, m’appeler Choupette !
Croyant me faire plaisir, Josiane m’apporte dans une délicieuse coupelle décorée d’une licorne évidemment rose, quelques croquettes que j’engloutis d’un seul coup de langue
Mais ce n’est pas fini, elle me dit qu’elle a un cadeau pour moi en prenant un air gourmand qui me fait craindre le pire.
Alors, toute contente d’elle, elle me présente un collier rose vif richement bordé de strass ! Une vraie parure de dog -queen !
Je suis d’un tempérament naturellement débonnaire et plutôt compréhensif envers le comportement souvent étrange des humains, mais là c’est trop, je me rue vers la porte d’entrée en protestant contre ce que je considère comme une insupportable atteinte à la dignité canine.
Comprenant peut-être qu’elle est allée un peu trop loin, Josiane consent à m’ouvrir la porte sans omettre le petit rituel du petit papier glissé sous mon collier, ce bon vieux collier en épais cuir marron pour lequel j’éprouve un soudain regain d’affection.
Je rentre donc seul à la maison, Benji m’ouvre la porte comme je lui ai demandé par un bref aboiement, je ne sais s’il saisit bien tous les reproches que lui signifie mon regard.
Jour 5
Cette fois, c’est en fin d’après-midi que quelqu’un sonne à la porte
Benji va ouvrir en faisant mine d’ignorer le gros soupir que je fais exprès de pousser.
C’est Kevin, le fils des voisins de droite qui sont absents en ce moment.
Autrefois, je m’entendais bien avec Kevin qui me faisait jouer avec une balle dans son jardin. Mais depuis il a grandi, en devenant un jeune adulte, il a pris ses distances aussi bien avec moi qu’avec Benji qu’il accompagnait parfois dans ses activités artistiques. On ne sait pas trop bien ce qu’il fait à présent, je le vois souvent passer en début de soirée devant la maison et je l’entends revenir tard dans la nuit.
En souvenir du passé, je le suis volontiers pour commencer une promenade qui sera sûrement plus tonique que celle de la veille avec Josiane.
Nous nous dirigeons du côté de la ville où se trouvent de très hautes maisons au milieu de pelouses pelées et de parkings sur lesquelles finissent de rouiller des vieilles voiture. Benji ne va jamais se promener de ce côté-là, je trouve que Kevin a de drôles d’idées de balades.
Kevin doit chercher quelqu’un dont il ne connaît pas bien l’adresse car il rentre dans chaque cage d’escalier où se trouve d’autres jeunes qui se moquent de lui et lui demandent s’il a des problèmes de vue quand ils m’aperçoivent, mais ils n’ont pas l’air trop méchant ;
De la sacoche qu’il porte à l’épaule, Kevin sort des petits paquets qu’il passe à certains garçons qui lui donnent alors des petits papiers comme ceux que l’on glisse parfois sous mon collier.
Au bout de deux heures de ce manège incompréhensible pendant lesquelles je m’ennuie passablement, nous rentrons à la maison de Kevin qui semble fatigué. Il s’affale dans on canapé et je m’allonge sagement à ses pieds.
Kevin allume une cigarette qui ne sent pas du tout comme celles que fume parfois Benji.
L’odeur n’est pas désagréable mais assez entêtante, comme je suis tout près de Kevin, je ne peux éviter de respirer la fumée.
Tout d’un coup, j’ai la tête qui tourne et j’ai des visions, celles des dessins tracés dans le sable des plages par Benji. J’entends le bruit du drone qui filme les œuvres de l’artiste pendant leur réalisation. C’est beau, j’ai l’impression de planer… Et puis soudain je nous vois : ELLE, ma belle cousine, sa belle toison de neige ondulant au rythme de sa course, ELLE court vers moi sur la plage déserte. Bien sûr, je m’élance à sa rencontre, j’entends une douce musique : Chabada bada, comme dans un film quoi !.
Mais retour à la dure réalité, Kevin s’étire en me disant qu’il doit me « rendre à Benji » drôle d’expression ; je ne suis pas un objet que l’on emprunte !
Kevin me raccompagne donc devant notre porte et glisse sous mon collier l’un des papiers que je l’avais vu mettre dans sa sacoche…
Jour 6
8 heures du matin ! quelqu’un sonne déjà à la porte !
Je viens tout juste de terminer le petit déjeuner que je partage, au grand dam du vétérinaire, avec Benji : un bon bol de chocapic avec du lait !
Selon un scenario bien rodé, Benji me met la laisse et ouvre la porte pour que je rejoigne mon compagnon de « déplacement bref, dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile….lié aux besoins des animaux de compagnie »
Aujourd’hui c’est Max, notre voisin de gauche., je le connais bien car il va courir de temps en temps le long de la mer avec Benji.
En fait c’est presque tous les jours très tôt le matin que je vois partir Max, soit en courant, soit à vélo. C’est un fanatique de sport qui a sans arrêt la bougeotte, sans doute angoissé par l’approche de la quarantaine
Dès qu’il a pris ma laisse en main, il m’entraîne en courant dans la direction du petit bois. Je le suis avec enthousiasme dans l’espoir de retrouver ma belle cousine à laquelle je ne cesse de rêver.
A l’approche du petit chemin sur la droite, je m’élance devant Max et m’apprête à obliquer pour voir si ma belle est au rendez-vous, mais Max tire sèchement sur la laisse pour poursuivre notre route sur un rythme accéléré. Au bout d’un kilomètre de cette course, Max fait brusquement demi-tour et nous repartons en sens inverse. Je me dis alors que j’ai une seconde chance et qu’en repassant devant le petit chemin, il comprendra cette fois, où je veux aller. Rien à faire, nous reprenons notre train d’enfer et un kilomètre plus loin nous rebroussons à nouveau chemin. Nous faisons ainsi une quinzaine d’allers -retours.
Je n’ai jamais fait une promenade aussi épuisante et inintéressante ! Même pas le temps de faire mes besoins ou de renifler un peu le territoire !
Et puis ce supplice de Tantale à chaque fois que nous passons devant le petit chemin dans le bois.
Je suis furieux et quand je vois devant moi le postérieur rebondi de Max, moulé dans son drôle de pantalon collant, il me prend une impérieuse envie de planter mes crocs dedans.
Heureusement ce manège infernal prend fin, je suis épuisé et les coussinets de mes pattes irrités par le macadam de la route, sont en feu
Max me dépose devant notre maison. Quand il glisse le petit papier sous mon collier, je me sens offensé dans ma dignité, c’est que j’ai mon amour propre, j’ai une réputation à tenir, je ne suis pas un chien facile ! Et puis que faire de ce papier, j’aurais préféré un sucre !
Avant de rentrer dans la maison, je me jette sur le petit bassin dans le jardin pour y boire un litre d’eau tant je suis assoiffé, je crois bien avoir avalé un ou deux poissons rouges au passage…
Benji est absorbé par le montage d’un film sur son ordinateur et ne s’aperçoit même pas de mon état d’épuisement lorsque je m’affale sur le canapé.
Jour 7
Encore 8 h du matin et encore Max, sautillant avec impatience devant le portillon du jardin !
C’est fois c’est trop ! Moi qui suis normalement si calme, je ressens un violent sentiment de révolte ! Mon sang ne fait qu’un tour, dès que Benji ouvre la porte, je me jette vers Max en grondant et en découvrant tous mes crocs. Si je n’avais pas le poil si ras, je me hérisserais pour doubler de volume et si j’étais un ours je me dresserais sur mes pattes arrière.
Benji commence à se dire qu’il a peut être poussé le bouchon un peu trop loin dans sa quête de « petits papiers » et commence seulement à éprouver les remords d’un honnête proxénète tout de même un peu soucieux du bien-être de son personnel.
Max, lui, est très surpris de mon attitude mais pas vraiment effrayé, ma réputation de bon toutou ne rendant pas très crédible mon simulacre d’agressivité.
Je redouble donc de grognements et accentue ma posture menaçante mais Max ne semble toujours pas convaincu.
A force de me racler la gorge pour mieux grogner, je suis soudain pris d’une violente quinte de toux.
Enfin Max réagit et la peur apparaît dans ses yeux écarquillés, il fait prestement demi -tour, en se cachant de la main, la bouche et le nez.
Bon débarras !
Je crois que je peux faire confiance à Max pour répéter à tout le voisinage que le brave Bolduc a été contaminé par un virus combinant le covid et la rage, et que je vais enfin pouvoir apprécier paisiblement les joies du confinement en rêvant de ma belle cousine.
Add a Comment